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Gregory Mauzé

La Palestine a-t-elle fait perdre Kamala Harris ?

Dernière mise à jour : 5 janv.

Par Gregory Mauzé, politologue et journaliste.


Alors que la question du soutien à Israël a pris une place inédite dans la campagne présidentielle étatsunienne de 2024, les spéculations vont bon train quant à son impact sur la victoire de Trump. Le milliardaire aurait-il triomphé en raison de la complicité de Joe Biden dans l’écrasement des Palestiniens de Gaza?


Kamala Harris et Joe Biden

D’emblée, coupons court à tout suspense : la Palestine et Israël n’ont probablement pas fait l’élection présidentielle étatsunienne du 5 novembre 2024. « it’s the economy, stupid » : l’expression popularisée par la victoire de Bill Clinton en 1992 résonne particulièrement avec ce scrutin dominé par les questions touchant au portefeuille des citoyens du pays de l’Oncle Sam.


 Néanmoins, il serait tout aussi hasardeux d’affirmer que la guerre à Gaza et l’onde de choc qu’elle a provoqué à travers le monde n’a pas pesé sur la campagne. Côté démocrate, elle a cristallisé l’antagonisme entre une base qui perçoit désormais majoritairement la cause palestinienne comme un symbole de la lutte contre les injustices, et son leadership, arc-bouté sur l’indéfectible soutien bipartisan à Israël. Trump, pour sa part, est resté relativement discret dans un premier temps sur le sujet, tiraillé entre sa posture inconditionnellement pro-israélienne, et celle, moins convaincante, de président « de la fin des guerres sans fin ». Il réaffirma par la suite son alignement sur les vues de Tel-Aviv au fil de la campagne.


Même si une corrélation n’est pas une causalité, le conflit israélo-palestinien occupait donc dans cette campagne une place certes secondaire, mais néanmoins inédite pour un enjeu international. La question de son influence, fut-elle marginale, dans l’issue de ce scrutin se pose d’autant plus que celui-ci s’est, précisément, joué à la marge. En effet, contrairement à ce que laissaient penser les premiers résultats, l’élection présidentielle de 2024 fut particulièrement serrée : le décompte final n’accorde qu’une avance de moins de 1,5 point à Donald Trump sur Kamala Harris, une faiblesse d’écart plus vu depuis 1968 pour une course où le vainqueur du collège électoral remporte également le vote populaire.


L’ombre de « Genocide Joe »


Voilà de nombreuses années que les militants et militantes pour la justice sociale se sont pleinement emparés de la défense des droits des Palestiniens aux États-Unis, avec d’importantes conséquences dans l’opinion. Entre 2013 et 2023, la sympathie pour ceux-ci passait de 19 à 49 % auprès des électeurs et électrices démocrates, quand celle envers Israël chutait de 55 à 38 %. Des évolutions que traduisent notamment les positions du candidat aux primaires démocrates de 2016 et 2020 Bernie Sanders, ou celles de la « squad », groupe de quatre représentantes progressistes de couleur, dont Alexandria Ocasio-Cortez, élues en 2018.


Malgré ces évolutions d’ampleur, le parti de l’âne, à l’exception de cette aile gauche, y restera hermétique et continuera à soutenir le consensus bipartisan autour de l’alliance indéfectible avec Tel-Aviv. Le 18 mai 2020, le futur secrétaire d’État de Joe Biden, Anthony Blinken, assura ainsi que son administration « ne liera l’assistance militaire à Israël à aucune décision politique », c’est-à-dire en dépit du fait qu’il ne se conforme pas à ses obligations internationales. Les cruelles implications de cet engagement apparaîtront au grand jour lors de la réplique à l’assaut du Hamas en octobre 2023. Par son inconditionnalité même, ce soutien rendra en effet le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou seul maître de la conduite d’une opération désormais largement reconnue comme génocidaire, menée pour l’essentiel avec des armes et munitions made in USA.


Pour des secteurs clés de la coalition électorale qui avait porté Biden au pouvoir, l’inflexibilité de ce dernier devient un motif de crispation grandissant à mesure que progresse la dévastation de Gaza. Outre les avertissements en provenance de son propre staff, de l'association de défense des droits civiques NAACP ou de syndicats, deux dynamiques citoyennes seront symptomatiques de ce divorce avec des segments en principe fidèles aux démocrates : d’une part, les occupations des campus universitaires pour un cessez-le-feu, qui représente le plus important mouvement antiguerre depuis le Vietnam ; d’autre part, celui des électeurs dits « non engagés », appelant à s’abstenir lors de la primaire démocrate au Michigan faute d’une évolution de Biden sur ce dossier. Rien ne vient toutefois infléchir le cap du locataire de la Maison-Blanche, au-delà d’exhortations au respect du droit international humanitaire aussi tardives que stériles et de quelques mesures anecdotiques, comme la suspension début mai de la livraison des bombes de 1000 KG et les sanctions contre des colons violents.


Lorsqu’elle le remplace au pied levé après son retrait le 19 juillet 2024, Kamala Harris ne saisit réellement aucune occasion de se dissocier de l’héritage de « Genocide Joe ». Celui-ci la poursuivra dès lors, tel un boulet durant sa courte campagne, malgré de timides signaux comme son absence, avec des dizaines d’élus démocrates, lors du discours de Benjamin Netanyahou devant le Congrès américain le 24 juillet. « Vous savez quoi : si vous voulez que Donald Trump gagne, dites-le. Sinon, c’est moi qui parle .» Cette réplique de la candidate aux militants propalestiniens venus perturber un meeting à Détroit le 7 août 2024 deviendra le symbole de l’arrogance d’un leadership démocrate sourd aux appels de sa base.


Raison d’État et calculs stratégiques


Il serait tentant de résumer l’obstination de la direction démocrate aux réflexes d’une gérontocratie que les attentes de ses électeurs n’ont pas suffi à faire dévier d’une ligne relevant à ses yeux de la « raison d’État ». La nécessité d’assurer un soutien indéfectible à Israël constitue l’une des convictions qui ont fondé l’engagement de Joe Biden. « S’il n’y avait pas d’Israël, les États-Unis devraient inventer un Israël pour protéger leurs intérêts dans la région », affirma un jour au Congrès pour justifier le montant colossal de l’aide militaire à Israël celui qui aime à se définir comme « sioniste ». Après le scrutin du 5 novembre, Biden poursuivra les fournitures d’armes, l’obstruction au Conseil de Sécurité de l’ONU et les saillies contre les rapports internationaux accablants Tel-Aviv, renforçant le sentiment que cette politique n’était pas mue par des considérations électorales.


Pour autant, elle répondait également à des calculs stratégiques. Sans même évoquer le poids non négligeable du lobbying pro-israélien à Washington, éviter d’apparaître inféodé aux militants propalestiniens présentait en effet une certaine rationalité au regard de l’opinion. Même si une majorité absolue des démocrates s’oppose au soutien étatsunien à l’offensive contre Gaza sous sa forme actuelle, ce n’est pas forcément le cas de l’ensemble de la population, divisée à parts égales, entre partisans de sa diminution, de son maintien ou de son accroissement. « Biden perd-il des voix à cause de sa position sur Gaza ? Oui, probablement. Toutefois, il perdrait probablement plus de voix s’il adoptait une autre position sur Gaza », estimait le 23 novembre 2023 sur X (ex Twitter) l’influent statisticien Nate Silver. Du reste, les enquêtes d’opinion indiquaient que le risque d’une fuite d’électeurs hostiles à la politique de Biden au Proche-Orient était limité, notamment en raison de l’alignement encore plus appuyé de Trump sur l’agenda de la droite israélienne.


Ainsi, une enquête de l’Institute of Politics de la Harvard Kennedy School, publié en avril 2024, révèle que les jeunes de 18 à 29 ans sont cinq fois plus nombreux à être favorables à un cessez-le-feu que ceux qui s’y opposent, mais seuls 34 % plaçaient la question israélo-palestinienne dans leurs priorités, contre 64 % pour l’inflation ou 54 % pour les soins de santé.

 

Course au centre en solitaire

 

La stratégie centriste dans laquelle s’inscrit ce positionnement, alors même que le républicain menait une campagne en direction de sa base, l’a toutefois conduit à négliger sa gauche et à la démobiliser, sans engranger de bénéfices chez les « never trumpists ». Car s’il est bien une des explications de l’échec de Harris qui ne souffre d’aucune contestation, c’est bien son incapacité à mobiliser son camp : le nombre de voix glanées par le candidat démocrate il y a quatre ans a en effet fondu de près de 7 millions, quand celui du républicain n’a gonflé que de 2,5 millions. De fait, Harris régresse dans les comtés conservateurs, comme le relève The Nation. Il est raisonnable de penser qu’à l’inverse, des signaux vers les franges progressistes de l’électorat, notamment en faveur des soutiens à la cause palestinienne, auraient pu contribuer à séduire celles et ceux qui y étaient les plus favorables, à commencer par la jeunesse. Alors qu’aucun candidat démocrate n’a fait moins de 60 % parmi les 18-29 ans depuis 2008, ces derniers, dont la participation est passée en quatre ans de 52 à 42 %, n’auraient plus été que 54 % à opter pour Harris en 2024.


Cette certitude de tenir le vote propalestinien pour acquis lui aura été particulièrement dommageable au Michigan, État pivot remporté par Trump, où l’abstention régresse de manière absolue, mais progresse au contraire dans 8 des 9 comtés démocrates. Harris a en effet multiplié les vexations envers sa forte minorité musulmane (4 %), communauté pour laquelle la fin des guerres à Gaza et au Liban figurait parmi les priorités. En août, elle avait refusé qu’une voix palestinienne puisse s’exprimer lors de la convention nationale démocrate. S’en était suivie, à un mois du scrutin, une tournée médiatisée avec la républicaine Liz Cheney, rappelant les heures sombres de la « guerre contre le terrorisme » conduite par son père, le vice-président Dick Cheney, autre soutien de Harris, comme la plupart des néoconservateurs, rebutés par l’isolationnisme de Trump. L’ultime but contre son camp sera marqué par l’ancien président Bill Clinton, qui justifiera, le 31 octobre lors d'un meeting à Muskegon Heights, la mort de civils à Gaza, en adoptant pleinement le récit des autorités israéliennes.


En nourrissant pareil ressentiment à son propre égard, l'équipe démocrate contribuera à dédiaboliser Trump, qui n’eut alors qu’à se pencher pour en engranger les bénéfices politiques. L’auteur du « muslim ban »  s’est ainsi permis le luxe de se rendre le 1er novembre à Dearborn, la plus grande ville à majorité arabe du pays, incarnant face à des représentants communautaires l’image du « président de la paix ». Il réussit l’exploit de l’emporter par 42 % dans cette localité qui avait choisi à 74 % Joe Biden en 2020, devant Harris (36 %) et la candidate écologiste qui plaçait la question palestinienne au coeur de sa campagne, Jill Stein (18 %). L’hypothèse d’un vote sanction des musulmans contre l’administration sortante est corroborée par les victoires à Dearborn des démocrates à la Chambre de Rachida Tlaib, élue palestinienne de gauche et au Sénat d’Elissa Slotkin, critique elle aussi de l’offensive israélienne.


Le symptôme d’un manque de vision


Sur Gaza, plus que d’autres sujets, chercher à faire de Trump un épouvantail semblait voué à l’échec pour l'administration sortante. Le 9 novembre 2024, l’ancien codirecteur de Jewish Voice for Peace, Mitchell Plitnick, résumait le point de vue de beaucoup de militants pour les droits des Palestiniens : « Le principal argument de campagne de Mme Harris était de dire à quel point Donald Trump allait être affreux. Elle n’a pas tort, même en ce qui concerne la politique au Moyen-Orient. Mais c’est un argument vide de sens lorsque le soi-disant “moindre mal” est un partenaire à part entière du génocide le plus brutal, sadique et massif du XXIe siècle. C’est un moindre mal qui est trop horrible pour être soutenu. »


Bien sûr, il est impossible de garantir qu’un positionnement plus critique envers le soutien inconditionnel à Israël n’aurait pas entraîné une démobilisation d’autres segments de l’électorat. Reste que la posture de Harris consistant à ratisser large quitte à délaisser sa propre base, s’est révélée inopérante dans le contexte d’un scrutin aussi polarisé. Plus qu’une raison de son échec, l’illusion du camp présidentiel d’avoir pensé pouvoir occulter la complicité étasunienne au calvaire des Palestiniens de Gaza aura été le symptôme de leur manque de sens tactique et de leur incapacité à constituer une coalition gagnante.


Si personne ne sait de quoi sera fait l’avenir des Palestiniens, leur cause ne disparaîtra pas de l’agenda, a fortiori après un second mandat d’un Trump prêt à céder à tous les désidératas de l’extrême droite israélienne. Pour les démocrates, s’obstiner à maintenir une politique étrangère réprouvée par une majorité de ses électeurs ne peut que contribuer à paver la voie à ses défaites futures.


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