Par Caterina Bandini et Thomas Vescovi, membres du comité de rédaction.
Alors même que la guerre génocidaire suit son cours dans la bande de Gaza, les chancelleries occidentales s’activent pour envisager le retour d’un potentiel « processus de paix ». À l’échec patent de la solution à deux États, l’idée binationale se réinvite dans le débat intellectuel, mais sans que ses contours ne soient toujours bien appréhendés. Et il demeure une question centrale : qui y est favorable au Proche-Orient ?
Carte de la Palestine ottomane (1915).
En 2008 déjà, dans un ouvrage collectif coordonné par l’universitaire Avi Gordon, la politiste Tamar Hermann constatait un « come-back politique » des projets d’État commun pour les deux peuples. Elle mettait en avant différentes raisons, telles que « l’effondrement du processus d’Oslo » ou la « modification de l’équilibre démographique judéo-palestinien à l’ouest du Jourdain ». Si la Première guerre israélo-arabe de 1948, puis le « processus de paix » des années 1990 ont fait de la séparation des deux peuples le paradigme d’une paix durable, des individus et des organisations au sein des deux sociétés n’ont jamais cessé de défendre une alternative commune. État commun, État confédéral, État binational : les projets politiques diffèrent, mais se rejoignent sur deux points. D’abord, la volonté de dépasser le paradigme de la séparation entre Palestinien·nes et Israélien·nes. Ensuite, la recherche d’une formule qui puisse assurer à tou·tes les citoyen·nes vivant entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain des droits égaux, individuels et collectifs, quels que soient leur origine et leur religion.
Une utopie juive pour empêcher la partition
L’idée binationale défend l’affirmation du droit à l’autodétermination nationale aussi bien pour les Palestinien·nes que pour les Juif·ives sur l’ensemble du territoire de la Palestine historique. L’idée était déjà au cœur du sionisme culturel, spirituel et humaniste qui se développe au sein de certains cercles juifs d’Allemagne à la fin du XIXe siècle, puis en Palestine mandataire, et qui insiste sur la nécessité d’une entente judéo-arabe sur l’ensemble du territoire.
La formation d’un idéal d’entente entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain est presque concomitante à l’arrivée des premier·ères colons sionistes, à la fin du XIXe siècle. Parmi elles et eux, certain·es sont pétris du socialisme européen et russe (notamment au cours de la deuxième alya, 1903-1914), et espèrent se libérer de l’antisémitisme par la création, en Palestine, d’une société profondément égalitaire. Toutefois, comme la majeure partie des gauches européennes, ces militant·es juif·ives sionistes sont imprégné·es d’un imaginaire colonial et orientaliste. Leur socialisme s’associe à un nationalisme qui envisage la nation comme un groupe fondé sur l’unité du sang, et ne s’intéresse donc qu’à la société juive. Ce positionnement se retrouve, notamment, en 1901 au sein du Po‛ale Tzion (« travailleurs de Sion »), parti fondé suite au rejet du sionisme par l’Union générale des travailleurs juifs de l’Empire russe. Mais il est incarné véritablement par le Mapai (mifleget po‛alei ‘Eretz Isra’el, « le parti des travailleurs de la Terre d’Israël »), l’ancêtre du parti travailliste israélien, fondé en 1930, dont l’un des slogans était : « De la classe au peuple ».
Une frange radicale pointe du doigt la contradiction inhérente à ce « sionisme de gauche » qui repose davantage sur des intérêts ethniques que sur des intérêts de classe. Ainsi, dès 1919, le Parti social-démocrate des ouvriers juifs d’Eretz Israel, section palestinienne du Po‛ale Tzion, voit une partie de ses militant·es former le Parti des travailleurs socialistes, qui devient peu après le Parti communiste, et demander son rattachement au Komintern. La nouvelle organisation, qui compte une centaine de militant·es, estime qu’être marxiste impose d’œuvrer en faveur de l’union des prolétaires arabes et juif·ives. Daniel Averbach, Joseph Berger-Barzilai, Leopold Trepper symbolisent cette première ligne de militant·es juif·ives, en Palestine, questionnant la colonialité du mouvement sioniste dans une terre peuplée très majoritairement de non-Juif·ives.
La plupart des figures du premier Parti communiste de Palestine se ressemblent dans leurs trajectoires politiques : il s’agit de militant·es qui ont rejoint la Palestine en tant que sionistes, le plus souvent membres actifs de Hashomer Hatzair (« le jeune gardien »), une des plus grandes organisations sionistes de jeunesse créée dans les années 1910 autour des valeurs du scoutisme et du socialisme. Celle-ci représente la gauche radicale du mouvement sioniste, partisane au moins jusqu’en 1948 d’un seul État pour tou·tes les habitant·es de la Palestine. Face à elles et eux, David Ben Gourion ou Yitzhak Ben-Zvi, qui seront respectivement Premier ministre et Président de l’État d’Israël, s’imposent à la tête du sionisme de gauche, dit travailliste.
La « ligne ethno-raciale » tracée par le sionisme divise même le champ intellectuel. En 1925, le philosophe juif Martin Buber développe aux côtés des intellectuels Gershom Sholem, Arthur Ruppin ou Hugo Bermann, l’organisation juive Brit Shalom (« alliance de paix ») afin de « promouvoir la compréhension entre Juifs et Arabes, en vue d’une vie commune sur la Terre d’Israël, et ce dans un esprit de complète égalité des droits politiques des deux entités ». Ils font la promotion d’un État binational « au sein duquel les deux peuples jouiront de droits totalement égaux ». Buber, comme Hannah Arendt par la suite, plaident même pour une « Fédération du Proche-Orient ».
Des idées dans l’air du temps, puisqu’en 1923, au moment où le Mandat britannique prend effet, les autorités mandataires n’excluent pas la fondation d’un régime binational doté d’un corps législatif unique dont les membres devraient être élus sur une base confessionnelle proportionnellement à la taille de leur communauté d’appartenance (donc, à l’époque, avec une majorité de musulman·es). Ce projet est abandonné par les Britanniques au moment de la révolte de 1929 au profit de la partition, mais reste dans l’imaginaire de certains hauts fonctionnaires du Mandat.
Au sein de la population juive de Palestine, le lobbying en faveur de l’option binationale se poursuit. Cependant, les binationalistes se confrontent à une fin de non-recevoir côté arabe, où cette option est perçue comme une ouverture aux prétentions sionistes sur la Palestine par la reconnaissance de l’existence d’un groupe national juif. Les représentants de la population arabe plaident en faveur d’un État arabe unique sur toute la Palestine rassemblant l’ensemble des communautés religieuses. C’est notamment ce qu’ils expliquent lors des auditions de la Commission Peel en 1937.
Parallèlement, entre l’extermination des Juif·ives en Europe et la montée des tensions en Palestine, le mouvement sioniste se renforce et parvient à rallier de nombreux·ses binationalistes et communistes. En 1942 à New York, Ben Gourion obtient, lors de la Conférence extraordinaire du mouvement sioniste, le ralliement définitif de l’ensemble du mouvement au projet d’État juif comme seule et unique solution à poursuivre. Étant démographiquement deux fois plus nombreux·ses, les Arabes de Palestine ne prêtent aucune attention aux projets de partition de leur terre, allant même jusqu’à boycotter les auditions du Comité spécial des Nations unies sur la Palestine (Unscop), mis en place en 1947 et qui finira par trancher un projet hasardeux, inégalitaire et injustifié de partage du territoire. Pour le Haut-comité arabe, la seule solution viable est la formation d’un État arabe unique sur toute la Palestine, où coexisteraient Arabes et Juif·ives. Une position réaffirmée lors de la médiation Bernadotte (1948).
Après 1948, la marginalisation du binationalisme
Entre la Première guerre israélo-arabe et la création de l’État d’Israël sur 78 % de la Palestine historique, l’ensemble des organisations juives alternatives à l’hégémonie sioniste se trouvent marginalisées.
Côté palestinien, au choc de la Nakba succède celui de la fragmentation du peuple entre camps de réfugié·es hors de la Palestine ou en territoires conquis par les pays arabes, et soumission au gouvernement militaire d’exception pour celles et ceux qui passent sous souveraineté israélienne. C’est pourtant depuis l’exil que les Palestinien·nes opèrent leur retour dans les pages de l’Histoire. En 1964 est publiée la Charte nationale de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), qui rassemble la grande majorité des Palestinien·nes. La partition du territoire y est catégoriquement refusée au profit d’un État arabe où les « Juifs d’origine palestinienne » vivraient à égalité.
Au lendemain de la Guerre de 1967, l’occupation et les prémices d’une colonisation des Territoires conquis par l’armée israélienne s’imposent au sein de la gauche israélienne comme le principal enjeu politique, corollaire à la solution à deux États. Quelques groupes, comme l’Organisation socialiste israélienne, plus connue sous le nom de son journal Matzpen (« boussole »), continuent de soutenir la solution à un État, mais sans parvenir à influencer au-delà de leurs cercles militants restreints.
Les organisations politiques palestiniennes, quant à elles, commencent à intégrer l’idée d’un compromis politique à partir de 1970. Cette année, le Fatah publie un document intitulé « Vers un État démocratique en Palestine pour musulmans, chrétiens et juifs » qui prône l’inclusion des Juif·ives déjà présent·es en Palestine et de celles et ceux qui y immigreront dans un souci de réconciliation historique, affirmation impressionnante seulement vingt-deux ans après la Nakba et trois ans après la Guerre des Six jours. En 1974, l’OLP adopte un « Programme en dix points », première étape vers l’acceptation officielle en 1988 de toutes les résolutions onusiennes légitimant de fait l’existence d’Israël, renforcée par les accords d’Oslo en 1993 et les négociations dans le cadre du « processus de paix ». En réaction, un Front du refus se forme, composé principalement de la gauche radicale palestinienne, attachée à l’idée d’un État unique, démocratique et laïque sur toute la Palestine.
À mesure que le « processus de paix » s’enlise, de l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995 à la seconde Intifada, des prises de positions intellectuelles se multiplient pour raviver l’idéal de l’État unique. Cependant, ces appels trouvent peu d’échos au sein de sociétés bouleversées par la violence des affrontements.
Entre l’effondrement du processus d’Oslo et la réalité de l’équilibre démographique judéo-palestinien entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain – 6,9 à 7,1 millions d’Arabes contre 6,9 millions de Juif·ives en 2021 -, les projets d’État unique apparaissent comme des réalités concrètes. Bien que l’Autorité palestinienne bénéficie de prérogatives administratives, le contrôle du territoire, de ses ressources et de son économie, demeurent des compétences exclusives de l’État d’Israël. Jusqu’au 7 octobre, des centaines de milliers de Palestinien·nes venaient travailler en Israël, constituant une main d’œuvre corvéable et bon marché, tandis qu’à Jérusalem-Est et en Cisjordanie plus de 700 000 colons résident illégalement au sein de territoires partageant certains lieux du quotidien avec les Palestinien·nes. Ainsi, cette dépendance mutuelle des deux sociétés semble façonner un État binational de facto, prenant la forme d’un régime d’apartheid, mais alimentant le regain d’énergie pour les tenant·es d’une alternative à la partition.
État unique et binationalisme, gare aux confusions
Considérer que la séparation en deux États n’est ni réaliste ni porteuse d’égalité et de paix, ou s’opposer simplement à la partition, ne constituent pas des projets politiques en soi. Comme le pointe dans ses écrits l’universitaire Leila Farsakh, le binationalisme pose le problème de la réconciliation entre droits individuels et droits nationaux. Les premiers regroupent les droits civils, incluant notamment la protection contre toute forme de discrimination ou le droit de vote. Les seconds incluent des droits politiques collectifs reconnus à l’ensemble du groupe formant la nation : langue parlée et droit à l’autodétermination, pour n’en citer que quelques-uns.
Le projet binational prend généralement la forme d’un État où les deux peuples se voient attribuer les droits nationaux, notamment le droit à l’autodétermination, dans le cadre d’une supra-structure de type fédéral ou confédéral. À l’inverse, l’État commun ou unique s’apparente davantage à un État laïque et démocratique « de tou·tes ses citoyen·nes », où les individus jouissent des mêmes droits civils mais où les identités nationales, religieuses et linguistiques sont gommées au profit d’un sens d’égalité civique partagé par l’ensemble des citoyen·nes.
Le politiste Bashir Bashir et la sociologue Rachel Busbridge proposent de distinguer entre cette solution à « un État libéral » où les différentes appartenances, et l’appartenance nationale tout particulièrement, seraient donc effacées dans l’« illusion de la parité post-conflit et de l’égalité » ; et un État unique répondant aux principes de la « pensée binationale égalitaire ». Celle-ci admettrait que « le nationalisme peut être en même temps conservateur et progressiste selon le contexte. De même, si les partisans de la solution à un État [libéral] croient que les “nations”, en tant qu’inventions historiques relativement récentes, sont malléables et ouvertes à des réarticulations importantes, les binationalistes sont plus enclins à pointer du doigt la nature durable de certains marqueurs nationaux (par exemple, la langue et la religion) ainsi que la dimension hautement affective de l’identité nationale ». Pour Bashir et Busbridge, la charge affective et émotionnelle de ces marqueurs identitaires est ce qui en assure la persistance et devrait donc être prise en considération dans toute vision du futur.
En Israël, l’héritage des binationalistes du Mandat britannique continue, sous différents aspects, d’être préservé et transmis via plusieurs structures associatives qui restent marginales, telles que A land for All ou Zochrot, qui a organisé une conférence internationale à Tel-Aviv en septembre 2013 autour du concept d’État binational. En 2018, depuis Haïfa, est lancée One Democratic State Campaign autour d’un programme en dix points censé constituer une base pour un projet politique commun entre les deux sociétés. Dans la foulée est initiée depuis Jérusalem la One State Foundation autour de personnalités du monde entier.
Cependant, le binationalisme continue de buter sur un obstacle majeur : si la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël est soutenue par une partie, minoritaire mais réelle, de la société juive israélienne, c’est parce qu’elle ne remet pas en cause le principe d’un État juif. Comment parvenir à faire converger une majorité d’Israélien·nes vers un projet qui logiquement remet en cause l’entreprise sioniste ? Par ailleurs, la dernière enquête d’opinion du Palestinian Center for Policy and Survey Research indique que 32 % des Palestinien·nes des Territoires occupés soutiennent une solution à deux États, sans pour autant que les 68 % qui s’y opposent ne soient favorables à un projet binational. Chez ces dernier·ères se mélangent celles et ceux qui n’y croient plus dans le rapport de force actuel, les tenant·es de l’État unique arabe et sûrement aussi des binationalistes. Seul·es 22 % des sondé·es soutiennent l’abandon de la solution à deux États au profit d’un État commun pour Israélien·nes et Palestinien·nes.
Dans le même temps, les partisan·es de la solution à deux États se confrontent à la réalité coloniale : cette solution ne peut reposer sur le simple tracé d’une frontière et/ou des échanges de territoires. Le colonialisme de peuplement israélien, à travers l’occupation militaire des Territoires palestiniens, a engagé un processus de dépossession sociale et économique, une transformation radicale et souvent brutale du paysage : au réseau de routes permettant de relier les colonies aux principaux centres urbains israéliens s’opposent la fragmentation des zones d’habitation palestiniennes et le déséquilibre des rapports de force, à commencer par l’inégal accès aux ressources et aux moyens de production.
Dès lors, se focaliser sur le cadre institutionnel et étatique sans au préalable avoir engagé une redistribution des richesses, notamment naturelles, et permis l’accès de toutes et tous, sans discrimination, aux institutions et à des droits individuels et collectifs égaux, mène à une impasse et au maintien, sous d’autres formes, des structures de domination.
Comments