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En Israël, comment les appels à l'élimination des Palestiniens ne sont plus tabous

  • Tamir Sorek
  • il y a 5 jours
  • 5 min de lecture

Par Tamir Sorek, sociologue et historien, enseignant à l'université Penn State.


Une étude récente, réalisée par les chercheurs israéliens Tamir Sorek et Shay Hazkani, révèle le large consentement de la population juive israélienne à l’égard des crimes de masse commis à l’encontre des Palestiniens. L’un des auteurs de l’étude propose ici une première interprétation de ces résultats.


« Sans Nakba, pas de victoire », une affiche du mouvement « Im Tirtzu » à Jérusalem
« Sans Nakba, pas de victoire », une affiche du mouvement « Im Tirtzu » à Jérusalem

Au début des années 1980, plusieurs contributeurs du bulletin Nekuda, l’organe mensuel des colons de Cisjordanie (Goush Emounim), discutaient ouvertement de l’opportunité de « transférer » les Palestiniens vers d'autres pays. Lors de discussions internes au mouvement certains soulevèrent alors des préoccupations d'ordre tactique : prôner ouvertement l'expulsion risquait de choquer le grand public israélien et devait donc être évité pour le moment.


Aujourd'hui les partisans de l'expulsion n'ont plus lieu de s'inquiéter. Une enquête récente (mi-mars 2025) que je viens d’achever auprès d'un échantillon représentatif de 1005 adultes juifs israéliens a révélé que 82 % d'entre eux soutiennent l'expulsion forcée des habitants de Gaza, tandis que 80 % approuvent l'expulsion des Palestiniens de Cisjordanie et 56 % celle même des Palestiniens d'Israël, leurs concitoyens.


L’instrumentalisation des récits bibliques


Le consentement à l’expulsion est donc devenu une réalité largement partagée dans tous les segments de la société israélienne. Si le niveau de pratique religieuse est un facteur décisif, même parmi les laïcs, deux tiers des sondé.es se montrent favorables à l'expulsion des Palestinien.nes de Gaza.


Un autre indicateur important est la mesure dans laquelle les gens considéraient la Bible comme un élément central de leur identité. Dans le questionnaire, j'ai demandé aux répondants : « Dans quelle mesure considérez-vous la Bible comme une partie importante de votre identité ? » en leur proposant quatre réponses possibles : « Dans une large mesure », « dans une certaine mesure », « dans une petite mesure », « pas du tout. » 51 % d'entre eux ont répondu « dans une large mesure » et ce sont ceux-là qui se montrent les plus agressifs envers les Palestiniens. 93 % d'entre eux, en effet, soutiennent l’expulsion des Palestinien.nes de Gaza, et 71 % celle des citoyens palestiniens d’Israël.


Au vu de l’importance déclarée du référent biblique parmi les sondé.es, il a semblé important d’interroger le rôle de ce dernier, non pour essentialiser le judaïsme mais pour explorer la portée mythologique. La Bible juive a en effet joué un rôle important dans la construction de la mythologie sioniste, tant parmi les laïcs que chez les religieux. Or, l'Ancien Testament contient des scènes explicites d’éradication de masse, présentées comme l’accomplissement de la volonté divine.


L'exemple le plus connu est celui d'Amalek, un peuple nomade décrit comme l'ennemi juré des Israélites. Dans Deutéronome 25:17-19, les Israélites reçoivent ainsi l'ordre d'« effacer la mémoire d'Amalek de dessous le ciel » et dans 1 Samuel 15:3, il leur est ordonné de « tuer homme et femme, enfant et nourrisson, bœuf et brebis, chameau et âne ». Un commandement connexe concerne l'anéantissement des Sept Nations de Canaan, qui habitaient la « Terre promise » lors de sa conquête. Ainsi, en s’emparant de Jéricho, les Israélites « détruisirent par interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, bœufs, brebis et ânes, au fil de l'épée » (Josué 6:21).


« Ces chiffres concordent avec la prévalence croissante d’une rhétorique que l’on doit bien appeler génocidaire parmi les personnalités publiques israéliennes – rabbins, politiciens, officiers de l’armée et journalistes –, en particulier au cours des dix-huit derniers mois. »

Le livre de Josué occupe depuis longtemps une place centrale dans l'enseignement public israélien. Or, interrogés sur le sujet, 63 % de mes enquêtés ont justifié le massacre biblique de l’ensemble de la population de Jéricho. Plus inquiétant : 47 % ont déclaré que si l'armée israélienne occupait une ville ennemie aujourd'hui, elle devrait suivre l'exemple de Josué. Parmi les personnes interrogées qui considèrent la Bible comme un élément très important de leur identité (soit une petite majorité), ce nombre s’élève à 73 %. Ce consentement à l’éradication de « l’ennemi » n'est pas seulement répandu parmi les religieux. Un tiers des laïcs estiment que l'armée israélienne devrait aujourd’hui suivre l'exemple de Josué.


La pensée génocidaire devient mainstream


Ces chiffres concordent avec la prévalence croissante d’une rhétorique que l’on doit bien appeler génocidaire parmi les personnalités publiques israéliennes – rabbins, politiciens, officiers de l’armée et journalistes –, en particulier au cours des dix-huit derniers mois. Elyahu Mali, un rabbin responsable d'un programme de formation militaire destiné aux étudiants en religion de Jaffa, a pu ainsi déclarer le 7 mars 2024 lors d'une conférence publique : « Si vous ne les tuez pas d'abord, ils vous tueront. Les terroristes d'aujourd'hui sont les enfants de l'opération précédente que vous avez maintenus en vie, et les femmes sont celles qui produisent les terroristes […] N'essayez pas de déjouer la Torah. La Torah vous dit : “Ne laissez aucune âme en vie”, donc vous ne devez laisser aucune âme en vie. Aujourd'hui c'est un bébé, aujourd'hui c'est un enfant, demain c'est un guerrier. »


Il ne s’agit pas d’imputer à la religion juive ou à l’Ancien Testament ces aspirations éliminationnistes et encore moins d’y voir une quelconque expression de l’identité juive. C'est plutôt le contexte colonial qui permet la réinterprétation des mythes bibliques comme supports de légitimation de l'élimination. Dans l'Amérique coloniale – bien avant l'émergence du sionisme – , les colons puritains justifiaient les massacres d'Amérindiens en les comparant explicitement au peuple amalécite de la Bible. Dans les deux cas, les colons ont puisé dans un ensemble de référents culturels accessibles au plus grand nombre pour rationaliser leurs actions, mais le moteur sous-jacent était la logique structurelle du colonialisme de peuplement.


Une mémoire au service du colonialisme


S’il relève de la catégorie « colonialisme de peuplement », le sionisme en représente néanmoins un cas unique, pour deux raisons. D’une part, on ne peut nier l’attachement subjectif des juifs au territoire sur lequel se trouvent aujourd’hui l’État d’Israël et les Territoires palestiniens. D’autre part, le succès du sionisme résulte en bonne part des persécutions extrêmes que les juifs eurent à subir en Europe et, dans une moindre mesure, dans le monde musulman, ce qui les a poussés à venir s’installer dans la région. Il n’en demeure pas moins que la situation coloniale qui s’est développée dans l’espace palestino-israélien, détermine un certain nombre de pratiques et des discours similaires aux autres projets de colonialisme de peuplement.


« Mettre fin à ce cycle de mort nécessite de démanteler la structure coloniale de peuplement en Palestine/Israël – en d’autres termes, au projet sioniste de judaïsation de la démographie et de la géographie du territoire. »

La mémoire collective juive des persécutions – culminant avec l’extermination des Juifs d'Europe – ajoute une dimension cruciale au désir de sécurité permanente qui anime toutes les sociétés de colonialisme de peuplement. Or, le sionisme n'ayant jamais cessé son élan colonial, ces souvenirs traumatiques sont constamment réactivés par la réaction de la population palestinienne à sa dépossession.


Mettre fin à ce cycle de mort nécessite de démanteler la structure coloniale de peuplement en Palestine/Israël – en d’autres termes, au projet sioniste de judaïsation de la démographie et de la géographie du territoire. Il faut mettre fin à la dépossession continue des Palestiniens de leurs terres, à une politique d’urbanisme visant à servir l’intérêt collectif des seuls Israéliens juifs et à une politique d’immigration visant à réduire le nombre de Palestiniens et à augmenter celui des juifs.


Cette transformation pourrait prendre la forme d'un État, de deux États, d'une confédération ou d'autres arrangements politiques innovants. Mais tout plan politique viable doit commencer par reconnaître que le maintien de l’ordre politique actuel risque de mener tout droit à la destruction complète de la société palestinienne, par l’expulsion forcée si ce n’est l’annihilation de masse.


Pour aller plus loin, lire cette étude approfondie : The Mainstreaming of a Genocidal Imagination in Israeli Society


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