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Les Druzes entre le pouvoir de la religion et les griffes de l’exploitation politique

  • Hadi Abd Alhay
  • 31 mai
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 juin

Par Hadi Abd Alhay, masterant en science politique à l'Université de Lille.


Entre l'instrumentalisation israélienne et la répression syrienne, les Druzes tentent de préserver leur foi, leur identité et leur dignité dans un monde où l'intégrisme religieux et la géopolitique les condamnent à l'ambiguïté et à l'isolement. Les Druzes désunis se retrouvent aujourd’hui confrontés à un dilemme national et moral.

Les Druzes Cheikh El Atrash et guerriers, 1898
Les Druzes Cheikh El Atrash et guerriers, 1898

Sur fond de tensions ayant débuté dans la campagne de Damas le 28 avril 2025, partant des zones peuplées par la communauté druze de Achrafieh Sahnaya et Jaramana, l'étincelle du conflit armé s'est propagée au gouvernorat de Sweida, le bastion druze en Syrie, situé à environ 85 kilomètres du Golan syrien occupé. Elle s'est transformée en affrontement entre des milices druzes et des milices islamistes radicales affiliées au régime syrien actuel, qui a déclaré le djihad contre les Druzes.

 

En l'absence de représentation politique officielle des Druzes en Syrie, deux types d’autorité ont pris le relais : la prédominance du pouvoir religieux d'une part et la prolifération des factions militaires d'autre part, qui ont fini par acter une division claire parmi les Druzes de Syrie, représentés par ces deux courants. La première donne une chance au gouvernement intérimaire et à l'idée de construire un État avec lui, tout en le critiquant directement et en gardant de nombreuses réserves ; la seconde s'oppose au gouvernement transitoire, refusant de lui accorder sa confiance et exigeant protection et intervention étrangère. Israël a saisi ce prétexte et s'est empressé d'intervenir pour « protéger les minorités », poussé par les appels de certains Druzes du Golan occupé.

 

Si Netanyahu a déclaré qu'il était prêt à protéger les Druzes de Syrie, l'armée d'occupation israélienne est allée plus loin. Elle a envahi le sud du pays en bombardant des sites tenus par des groupes armés djihadistes à l'intérieur de la Syrie qui, d’après les déclarations du Premier ministre israélien, se préparaient à attaquer les Druzes. Cette décision fait suite à une demande indirecte et implicite du mouvement druze en Syrie opposé au nouveau gouvernement syrien de transition représenté par cheikh Hikmat al-Hijri. En effet le mouvement druze syrien n’a pas appelé à rejeter catégoriquement et publiquement l'intervention israélienne, mais a affirmé uniquement le caractère arabe, syrien et national des Druzes et de Sweida. Cette médiation entre les Druzes de Syrie et l’État d’Israël pourrait se faire par des canaux secrets, comme le prétendent les rumeurs qui se sont répandues après le voyage d'une délégation de cheikhs druzes de Syrie en Israël. Les Druzes se retrouvent alors confrontés à un dilemme où s’entremêlent religion, nationalisme et moralité.

 

Entre indépendance et séparation : un bref historique des Druzes

           

Pour comprendre ce dilemme, un détour par l’histoire des Druzes s'impose. Les Druzes sont à la fois une ethnie et une secte religieuse arabe monothéiste dont les origines remontent à la branche ismaélienne de l'islam et à l'État fatimide du Xe siècle. Ils croient en l'« Alliance Wali al-Zaman » (mīthāq walī al-zamān), un serment par lequel une personne devient Druze, et qu'ils considèrent comme une alliance éternelle avec les autres Druzes et avec Dieu. Les Druzes sont divisés en trois classes.


La première classe est celle du clergé, c’est ce qu'on appelle « l'esprit » (al-ʽaql), qui étudie la religion et la préserve. Leur chef s'appelle « Cheikh Al-Aql » (sheykh al-ʽaql). La deuxième classe est celle des « Ajawid » (ajāwīd), qui connaissent les enseignements de la religion et s’engagent à les respecter. La troisième classe est celle des gens « ordinaires » qui ne sont pas impliqués dans la religion et sont appelés « les ignorants de la religion » (al-jāhilūn bi-l-dīn).

 

De nombreux Druzes ont fui les persécutions du septième calife fatimide vers 1026 et se sont installés dans les montagnes du Liban, de la Syrie et de la Palestine. Malgré leur faible nombre, les Druzes ont joui d'une grande autonomie sous l'Empire ottoman, puis sous le Mandat français. La montagne druze, également appelée « Jabal al-Arab » (jabal al-ʽarab), est une extension montagneuse située dans le gouvernorat de Sweida, au sud de la Syrie. Elle jouissait, à l’époque ottomane, d'une indépendance administrative par rapport au reste du pays. Elle correspondait à un espace géographique, politique et identitaire unique pour les Druzes, qui disposaient de leur propre drapeau, réglementations et lois. Cet État druze a subsisté de 1921 jusqu'à son annexion par l'État syrien en 1937, en raison de la position du sultan al-Atrash, chef de la grande révolution syrienne de 1925, en faveur de l’unité druzo-syrienne. Une petite minorité de Druzes soutenaient cependant le projet d'un État indépendant. Les événements politiques qu'a connus la région du Levant au fil des ans et la division de celle-ci en de multiples États, séparés par des frontières administratives, ont également entraîné la division de la communauté druze. Celle-ci s'est retrouvée morcelée principalement entre la Syrie, le Liban et la Palestine, devenant une communauté internationale et semant les graines du dilemme politique et religieux d'aujourd'hui.

 

L’ambivalence des alliances politiques et religieuses d’Israël avec les Druzes

 

Pour s’assurer la loyauté des Druzes, l’État d’Israël joue à la fois sur le plan religieux et politiques. Minorité arabophone, les Druzes vivant sous la gouvernance israélienne sont cependant eux-mêmes divisés - trace de l’évolution des frontières israéliennes et de leur droit à l’autodétermination - entre les Druzes (plus ou moins) intégrés à la société israélienne, à savoir la communauté druze palestinienne, et les Druzes sous occupation, à savoir les Druzes du Golan. Cette stratégie israélienne a bénéficié d’un ensemble de facteurs politiques et religieux.


« Les Druzes dans leur ensemble, et plus particulièrement les Druzes de Syrie, ont une géographie de plus en plus dispersée et des positions politiques de plus en plus contradictoires. »

 

Sur le plan politique, bien que la plupart des Druzes citoyens de l’État d’Israël se considèrent comme arabes d’un point de vue ethnique, le chercheur Alhadji Bouba Nouhou montre comment le gouvernement israélien a créé une catégorie spécifique pour les Druzes, afin de les distinguer des Arabes et de les désolidariser des Palestiniens et des Palestiniennes. En fait, depuis la création de l'État d'Israël, la communauté druze palestinienne s’est montrée solidaire d'Israël et a pris ses distances par rapport à la cause palestinienne. Les citoyens druzes de sexe masculin sont par ailleurs tenus d'effectuer un service obligatoire dans l'armée israélienne, contrairement à la fois aux Palestiniens de 1948 qui ne doivent pas faire de service militaire et aux citoyens juifs et aux citoyennes juives, qui doivent servir sous les drapeaux. Mais, suite à la polémique provoquée par l'adoption le 19 juillet 2018, d’une loi controversée définissant Israël comme « l’État-nation du peuple juif », la communauté druze en Israël s’est divisée au sujet du service militaire au sein de l'armée israélienne. En effet, l’adoption de cette loi a permis aux Druzes de prendre conscience qu’ils jouissaient de « privilèges plutôt que de droits » et qu’ils subissaient une discrimination les excluant de la nation israélienne. Cette division s’est accentuée après les attentats du 7 octobre 2023 et la réponse israélienne sous forme de punition collective qui a pris la forme d'une guerre d'extermination de tous les Palestiniens de la bande de Gaza.


« Pendant la guerre civile libanaise, Israël est entré au Mont-Liban, le bastion druze au Liban, et n'a pas attaqué les Druzes malgré leur soutien aux factions palestiniennes. Cela a renforcé l'idée d'un rapprochement entre les Druzes en général et l’État israélien. »

Néanmoins, après à la prise du plateau du Golan en 1967, l'État d'Israël l’a officiellement annexé en 1981 et l’ensemble des Druzes vivant en Israël se sont vu accorder la citoyenneté israélienne. Ceux qui vivaient dans les frontières de 1948 ont alors accepté, tandis que la plupart des Druzes du Golan l'ont rejetée. Les 20 000 Druzes du Golan ont une position politique réservée, voire très distante face au gouvernement israélien : ils se considèrent avant tout comme Syriens, en dépit des démarches israéliennes pour les désolidariser de Damas. De plus, pendant la guerre civile libanaise, Israël est entré au Mont-Liban, le bastion druze au Liban, et n'a pas attaqué les Druzes malgré leur soutien aux factions palestiniennes. Cela a renforcé l'idée d'un rapprochement entre les Druzes en général et l’État israélien. Pendant le conflit armé qui a suivi le soulèvement de 2011 en Syrie, les Druzes de Syrie ont d'abord pris leurs distances du gouvernement Assad et déclaré leur neutralité.

 

Par conséquent, les Druzes dans leur ensemble, et plus particulièrement les Druzes de Syrie, ont une géographie de plus en plus dispersée et des positions politiques de plus en plus contradictoires. Face à cet isolement grandissant de chacune des communautés druzes de Syrie, de Jordanie, du Liban, de Palestine-Israël et du Golan occupé, la foi a pris une place de plus en plus importante au sein de ces différentes communautés.

 

Sur le plan religieux, qui ne peut être isolé du politique, plusieurs facteurs ont favorisé l’alliance de certains villages druzes avec l’État d’Israël, dont certains sont des faits accomplis et d'autres non. Par exemple, la tombe de Jethro, que les Druzes appellent le sanctuaire du prophète Shuaib, est située à Tibériade, une ville occupée par Israël. Dans son ouvrage phare de 1984, Les Druzes : une nouvelle étude de leur Histoire, de leur foi et de leur société, Najla Abou Izzeddin raconte comment les dirigeants des villages druzes de cette région étaient officiellement alliés aux milices juives, comme la Haganah, avant la création de l'État d'Israël, afin de protéger la tombe de Jethro. Les Druzes se sont ainsi rangés du côté des forces juives lors de la guerre de 1948. Après 1948, la gestion du sanctuaire a été transférée à la première classe de la communauté druze, « l'esprit ». En d’autres termes, à l’autorité religieuse suprême de cette communauté en Israël.

 

Ce rapprochement de l’État juif par certaines communautés druzes est renforcé par les polémiques islamiques autour d’elles. La controverse autour de la  communauté druze comme une religion distincte ou comme secte islamique a mené les érudits religieux de certaines sectes islamiques à les déclarer apostats de l'islam et nombre de leurs fatwas ont blasphémé les Druzes. Les campagnes de persécution contre les Druzes se sont étendues du califat fatimide, en passant par l'Empire ottoman, jusqu'à plus récemment l'État islamique et Jabhat al-Nusra, et elles ont renforcé la solidarité entre les Druzes partout dans le monde et l'idée de s'armer. Avec la prise de pouvoir de Hayat Tahrir al-Sham (anciennement Jabhat al-Nusra), une organisation dotée d'un fond islamiste dur, le massacre de Qalb Lawzah est revenu hanté la mémoire des Druzes. Le 10 juin 2015, Jabhat al-Nusr a massacré les Druzes syriens du village de Qalb Lawzah, dans la province d'Idlib.

           

Entre l’instrumentalisation israélienne et la répression syrienne

 

Dans le contexte des politiques israéliennes visant à s’allier et à instrumentaliser les Druzes, le gouvernement israélien a encouragé une identité distincte pour ceux qu’il appelle les « Druzes israéliens », reconnus officiellement par le gouvernement. La communauté druze a donc été séparée de la communauté palestinienne, puis de la communauté musulmane, pour être érigée en religion distincte dans la loi israélienne dès 1957. Mais les Druzes de Syrie sont certains que le gouvernement de Netanyahou essaie de les utiliser sous prétexte de protéger les minorités. Il s’agit là du même jeu que celui de Bachar al-Assad, comme l'a dit l'une des manifestantes dans la ville de Sweida en réponse à l'accusation de trahison à l'encontre des Druzes. Bien qu'elle soit reconnue comme un groupe ethnique et religieux distinct par le ministère de l'Intérieur et que ses membres occupent des postes élevés dans la politique et dans les services publics israéliens, la communauté druze en Israël souffre également de discrimination et de marginalisation.


« Il existe encore des voix rejetant la domination de la religion et exigeant un État syrien laïc, des voix qui rejettent l’islamisation de l'État syrien, ainsi que l’occupation israélienne et ses tentatives d’instrumentaliser les Druzes, et qui soutiennent le droit à l’autodétermination et la liberté du peuple palestinien. »

 

Avec l'absence de représentation politique des Druzes en Syrie, la domination des clercs sur la vie sociale et religieuse est totale. En outre, avec la multiplication des factions armées, les Druzes font face à un dilemme complexe, à la fois religieux, national et moral. D’un point de vue religieux, Israël ne reconnaît pas les Druzes, mais leur donne ce dont ils ont besoin actuellement : une certaine autonomie, la liberté de culte et l'accès à leurs temples. Cependant, cet aspect religieux entre en conflit avec la question nationale, car Israël instrumentalise les Druzes, les dépouillant de leur arabité, alors que ces derniers ont toujours joué un rôle important dans l'histoire de la Syrie et de la région. Le dernier aspect du dilemme est la dissuasion morale : comment des Druzes, qu’ils soient religieux, patriotes, nationalistes ou même autonomistes, peuvent-ils accepter de soutenir un État qui occupe des terres syriennes, palestiniennes et libanaises, et mène actuellement une guerre d'extermination à Gaza, tuant plus de 50 000 personnes, dont 18 000 enfants ?

 

Cette division du peuple druze porte en elle l'espoir de la diversité des modèles politiques et religieux. Il existe encore des voix rejetant la domination de la religion et exigeant un État syrien laïc, des voix qui rejettent l’islamisation de l'État syrien, ainsi que l’occupation israélienne et ses tentatives d’instrumentaliser les Druzes, et qui soutiennent le droit à l’autodétermination et la liberté du peuple palestinien. Ces voix s'élèvent à nouveau pacifiquement sur la place Al-Karamah à Sweida, comme elles l'avaient fait un an avant la chute du régime Assad, afin d'affirmer l'unité de la Syrie et son rejet de la violence.


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