Comment le sionisme instrumentalise le concept de diaspora
- Béatrice Orès et Sonia Fayman
- il y a 4 jours
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Par Béatrice Orès, membre de l'Union juive française pour la paix (UJFP), co-autrice de Antisionisme, une histoire juive (Syllepse, 2023), et de Gaza, Mort, Vie, Espoir (Riveneuve, 2025) ; et Sonia Fayman, membre de l'UJFP et des Amis du Théâtre de la Liberté de Jénine (ATL Jénine), co-autrice de Antisionisme, une histoire juive.
A l'opposé de la parole hégémonique sioniste qui intime à tout Juif dans le monde de se reconnaître dans l'Etat israélien et de soutenir ses politiques à l'encontre des Palestiniens, une tradition juive diasporique renaît peu à peu dans le monde, revendique sa judéité tout en exprimant son clivage avec Israël.

Notre réflexion s’inscrit dans un contexte où au travers de plusieurs projets de loi, une partie de la classe politique française entend restreindre le droit à la critique d’Israël. La philosophie de ces dispositions législatives repose sur la prétendue relation entre Israël et les Juives et les Juifs du monde, renforçant la représentation de cet État comme le centre du judaïsme moderne et un point de convergence de la population juive dans son ensemble. Elles se fondent notamment sur la « définition opérationnelle de l’antisémitisme » de l’IHRA (Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste), qui selon ses défenseurs constitue un instrument efficace de lutte contre l’antisémitisme « dans sa forme moderne et renouvelée » en ce qu’elle englobe, dans ses exemples, « les manifestations de haine à l’égard de l’État d’Israël justifiées par la seule perception de ce dernier comme collectivité juive ».
Des résolutions Maillard (2019) et Retailleau (2021) à la récente loi prétendument de lutte contre l’antisémitisme dans les universités, en passant par les appels de responsables politiques à criminaliser l’antisionisme, une partie significative de la classe politique converge autour de la définition IHRA visant à censurer toute critique de l’État d’Israël, y compris celles des Juifs antisionistes. Le projet de loi de la députée Caroline Yadan, déposé en novembre 2024, s’inscrit dans cette démarche en souhaitant durcir la législation pour sanctionner plus sévèrement les discours et actions perçus comme mettant en cause l’existence d’Israël, tout en renforçant les pouvoirs répressifs des autorités et des associations de lutte contre l’antisémitisme.
Ainsi, plus que jamais, le génocide à Gaza perpétré depuis plus de dix-huit mois par l'État d'Israël, amène à requestionner, — pour les diasporas juives et notamment en France, — le positionnement à avoir par rapport à cet État. Ce dernier réclame allégeance de l’ensemble des Juifs et Juives du monde à sa politique, comme l’a inscrit la loi État-nation du « peuple juif » de 2018, en précisant qu’il [l’État d’Israël] « agira dans la diaspora pour renforcer l’affinité entre l’État et les membres du peuple juif ».
Un soutien à un État génocidaire par des Français juifs interroge sur ce que sont la/les diasporas juive(s) et leur rôle dans cette période, au moment où le droit international émet aussi bien des avis que des ordonnances contraignantes vis-à-vis du gouvernement israélien, sans résultat pour le moment.
Tant le gouvernement français qu'une importante partie de la communauté juive francophone continuent de défendre l'État d'Israël, même si quelques fractures apparaissent dans ce que l'on peut appeler les sionistes de gauche, depuis quelques semaines, devant l'horreur manifeste que représente la famine, comme arme de guerre. Ces états d'âme ne sont pas partagés par d’autres qui continuent à manipuler l'arme de l'antisémitisme à l'encontre de tous ceux et celles qui critiquent la politique israélienne ou prennent la défense des Gazaouis et plus largement des Palestiniens.
Un détournement du concept de diaspora juive par le sionisme
Dans l’une de ses acceptions, que soutient le sionisme, la notion de « diaspora juive » (signifiant en grec « dispersion » ou « dissémination » en relation à l’acte de semer les grains), issue historiquement de la traduction du mot hébreu galout de la Bible hébraïque dans la Septante, indique l'appartenance des Juifs à un peuple-nation commun dont l’État d’Israël serait le centre et l’incarnation moderne d’une patrie originelle.
La diaspora ne se distinguerait donc pas d’autres notions telles que la migration, l’exil, le déplacement, notions qui sont clairement liées à une origine ou une patrie. Pour le sionisme, le rejet de l’exil permet la « normalisation » de l’existence juive. L'exil est présenté comme une période intermédiaire, dépourvue de signification en soi, même si y est reconnue la richesse de son développement culturel.
L’État d’Israël définit donc la diaspora de façon univoque comme une punition infligée aux Juifs dans l’Antiquité, que sa création en 1948 viendrait réparer après deux millénaires d’exil. Le concept de rejet de l’exil est le point de départ du développement de tout un imaginaire autour du « juif nouveau », du côté de la masculinité et de la force, qui serait l'antithèse du juif exilique, considéré comme faible et du côté du féminin.
Dans ses premières années, dites pionnières, Israël avait tendance à mépriser les Juifs de la diaspora, ceux qui ne voulaient pas participer à la construction de la nouvelle société (à l’exception des généreux donateurs américains dont les noms ornaient écoles, hôpitaux et autres centres culturels). Mais la tendance s’est tout à fait inversée et des réseaux de propagande, de surveillance et de mobilisation ont été créés pour étendre le contrôle sur cette diaspora. L’universitaire israélienne émigrée aux Pays Bas, Hilla Dayan, explique dans un article intitulé « Quand le messianisme rencontre le racisme européen » que le « le néosionisme est né en Israël mais a de toute évidence une lignée européenne qui rompt avec le rejet de l’Europe du sionisme historique ».
Une partie considérable des Français juifs considère qu’être juif implique une adhésion totale à la politique du gouvernement israélien. En effet, l’État d’Israël, dans lequel le sionisme s’incarne, se considère comme le refuge de tous les Juifs et Juives du monde, notamment contre les persécutions antisémites. Par conséquent, toute critique de cet État ou toute remise en question de la solution sioniste est perçue comme une attaque directe contre tous les Juifs.
Juifs et Israéliens sont ainsi confondus. C’est ce qui permet au sionisme de qualifier ces critiques d’antisémites. Les Juives et Juifs qui ne se reconnaissent pas dans cette politique, sont rejetés, l’État d’Israël les qualifiant de traîtres. C’est dans ce cadre qu’il dénie aux Juifs diasporiques antisionistes à la fois leur qualité de Juif et leur judaïsme et les accuse même d’être dans la haine de soi, voire antisémites.
Une autre interprétation de ce que représente la diaspora juive est-elle possible ?
Rabbi Yohanan Ben Zakkaï, pendant l’occupation romaine (dernières décennies avant l’ère chrétienne), choisit de renoncer à ce qu’il sait perdu (le temple détruit et la guerre, l’État et la nation) et négocie avec les Romains pour qu’ils lui accordent la ville de Yavneh, où il fonde avec d’autres rabbins une école talmudique. La patrie devient portative : dorénavant elle sera là où sont les juifs et leur Torah. Cet acte marque ainsi durablement l’histoire du judaïsme et a permis sa survie dans la diaspora.
« L’émancipation des Juifs dans les pays où ils vivaient a permis une construction culturelle diasporique impliquant la formation d’identités ou de conditions collectives originales, selon les caractéristiques des diasporas elles-mêmes. »
L’historien des religions et philosophe juif américain Daniel Boyarin, à propos du terme « diaspora », met l’accent sur la création de nouveaux foyers, et non sur l’absence d’un foyer, pour laquelle on utilise généralement le mot grec apoikia (littéralement, loin du foyer). Lorsque les Juifs d’Alexandrie parlent d’eux-mêmes, ils emploient le terme « diaspora », et non les mots qu’ils utilisent pour traduire l’ « exil » biblique. En hébreu ou en araméen, même le terme galout (qui signifie littéralement « exil ») n’a pas toujours une connotation négative. Ainsi, les rabbins de la Mishna peuvent dire : « Sois un goleh [c’est-à-dire, exile-toi !] vers un lieu de Torah ! ». Ces rabbins, vivant en Terre sainte, conseillent à l’homme juif de quitter même la Palestine lorsqu’elle est dépourvue de Torah, et d’aller vivre là où la Torah est étudiée et créée, même hors de la Terre d’Israël.
L’exil est ici conçu comme un espace positif et valorisé. C’est d’ailleurs ainsi que les rabbins du Talmud comprenaient souvent le déplacement vers Babylone : non comme une catastrophe, mais comme un mouvement vers un lieu meilleur, où l’étude de la Torah était facilitée. L’idée que la diaspora serait consubstantielle à l’existence juive est reprise par Boyarin quand il rappelle que les Judéens qui se sont volontairement dispersés pendant les périodes hellénistique et romaine, se sont désignés eux-mêmes par le terme de diaspora.
Le diasporisme religieux considère que les Juifs doivent accepter la marginalité et un certain éloignement d’Eretz Israël, le pays, et peut-être même d’Israël, le lieu. « Quiconque se soucie sérieusement d’être juif, est en exil et le serait même si cette personne était à Jérusalem » dit Boyarin.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, voire plus tard, on peut donc considérer que la diaspora, dans la tradition juive, a une valeur positive ; elle s’est formée autour d’un livre et de la culture et non par la perte d’une patrie.
L’émancipation des Juifs dans les pays où ils vivaient a permis une construction culturelle diasporique impliquant la formation d’identités ou de conditions collectives originales, selon les caractéristiques des diasporas elles-mêmes. Selon une définition que propose Boyarin, la diaspora est une situation culturelle synchronique applicable à des gens qui appartiennent à un double emplacement culturel et souvent linguistique, dans laquelle ils partagent la culture de leur lieu de résidence mais en même temps ils s’inscrivent dans une expression et une identité culturelle translocales.
Ainsi se sont formées des diasporas religieuses comme celles mentionnées plus haut ou laïques, décentrées et déterritorialisées par rapport au sionisme. Le Bund en est un exemple. Ce mouvement travailliste juif, non religieux et fondamentalement opposé au sionisme, a surgi à la fin du XIXe siècle en Europe de l'Est – au même moment et au même endroit où le sionisme politique est né – pour faire campagne en faveur des travailleurs juifs de l’empire tsariste et des droits des Juifs dans le monde, dans une démarche internationaliste. Le slogan du Bund, « doikayt », est un mot yiddish qui affirme la pertinence d’être là où on est. Il a été le ferment de l’adhésion de nombreux.ses Juifs et Juives à la révolution russe.
Diaspora et antisionisme
Les Juifs antisionistes en diaspora appuient leur position sur l’analyse du processus de colonisation et de guerre permanente qui non seulement dénie leurs droits aux Palestiniens mais place les Juifs en danger. Leur situation en diaspora repose sur un principe de liberté : liberté de se définir eux-mêmes, individuellement ou collectivement selon des critères qui leur sont propres : lieu de naissance, de résidence, rapport à la tradition juive, affiliation politique ou idéologique… Aucune obligation, pour eux, de participer à une entreprise coloniale en Palestine.
La loi du retour de 1950, liée à la construction sioniste-israélienne d’élimination de la diaspora juive vers un rassemblement dans l’État juif, fait de tout Juif devenant citoyen israélien, un colon. Elle participe de la légitimation de l’entreprise coloniale de construction nationale-étatique israélienne en Palestine. La loi État-nation du peuple juif de 2018 précitée conforte cette position en précisant que : « l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ». Elle considère que le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif.
Aujourd’hui, la reconnaissance de la présence en diaspora de Juifs et Juives ne s’identifiant clairement pas à l'État d'Israël implique plusieurs ruptures.
« La diaspora antisioniste n'est pas dans une lutte de pouvoir contre l'État d'Israël ni ne destine les Israéliens juifs à être jetés à la mer ; il s’agit de faire prendre conscience que la prétention de l’État d'Israël et de l'idéologie sioniste à représenter la judéité et le judaïsme est définitivement en échec. »
La première rupture se fait avec l'État d'Israël et sa prétention à représenter un « peuple juif » univoque. Les Juifs diasporiques antisionistes refusent la centralité d’Israël dans la vie juive et entendent rompre le lien de vassalité qu’Israël entend imposer à la diaspora juive. Comme le soulignent Daniel et Jonathan Boyarin : « Considérer Israël comme une communauté juive importante parmi d’autres communautés juives, avec un fondement et une évolution historiques, c’est légitimer théologiquement ce que le peuple juif a fait de sa vie : la continuation de diverses communautés juives en dehors de l’État. » La diaspora offre ainsi un « terrain » alternatif à celui de l'État territorial pour la relation complexe et toujours litigieuse entre l'identité culturelle et l'organisation politique. La notion de culture partagée acquiert dès lors une position centrale dans la diaspora juive et l’enrichit.
La seconde rupture se fait avec la honte de ce que le sionisme considère comme un exil. En effet, le sionisme, du moins dans sa forme la plus doctrinaire, insiste sur le fait qu’un Juif ne peut atteindre sa pleine réalisation en tant que juif qu’en vivant en Israël. « Shlilat ha-golah », qui signifie en hébreu « négation de l’exil », est l’un des premiers slogans sionistes. Face à cela, il s’agit de construire des contre-cultures, de refuser une hégémonie culturelle sioniste et de revendiquer l'histoire juive diasporique dans sa diversité, comme histoire du judaïsme et de s'opposer à la vision que le sionisme a de la diaspora, à savoir une ennemie de la judéité.
Enfin, la troisième rupture se fait avec le processus de colonisation de peuplement ou de remplacement en Palestine, c’est-à-dire d’éradication du peuple autochtone. Ilan Pappé précise dans l’un de ses textes : « Dans le colonialisme, l’indigène est là transitoirement puis plus du tout ». La diaspora antisioniste n'est pas dans une lutte de pouvoir contre l'État d'Israël ni ne destine les Israéliens juifs à être jetés à la mer ; il s’agit de faire prendre conscience que la prétention de l’État d'Israël et de l'idéologie sioniste à représenter la judéité et le judaïsme est définitivement en échec. Les avatars du colonialisme européen qui ont trouvé une apothéose dans la conquête de la Palestine et l’asservissement de ses habitants sont désormais du passé.
Pour s’en défendre, l’État d’Israël s’emploie à instrumentaliser l’antisémitisme, au travers notamment de la propagation de la définition IHRA.
Une analyse à poursuivre
Le colonialisme de remplacement, inhérent au sionisme, dévore l’existence des Palestiniens et met par là-même en danger les Juifs sur le territoire de la Palestine dite mandataire ou dans le reste du monde. Il induit à la fois un projet d’extermination des Palestiniens et la montée de l’antisémitisme dans le monde à plus d’un égard, car l’opinion publique est travaillée par la hasbara israélienne (propagande) au point de considérer que l’État d’Israël représente tous les Juifs. Les politiques occidentales appuient leur soutien au colonialisme israélien sur cette falsification. Il est dès lors facile de faire voter toutes ces lois fondées sur l’obsession de la critique de la politique israélienne et du sionisme. La croisade occidentale contre le terrorisme islamiste va de pair avec la stigmatisation de l’éclairage porté sur la nature du régime israélien - éclairage menaçant pour l’hégémonie de l’axe USA-Europe-Israël qui somme les Juifs de toutes les diasporas à porter la parole sioniste dans le monde.
À l’opposé de cet “impérialisme”, une renaissance juive multiculturelle se développe un peu partout, renouant avec des patrimoines mis de côté au nom de l’unité du peuple juif dans « son » pays. Des langues, des chants, des artisanats réapparaissent. Ce mouvement n'est pas tout à fait nouveau, on peut même dire qu’il a existé, y compris en Israël, pendant la montée du sionisme et après la création de l'État, même s’il a été combattu par ce même État. Mais il s’affiche de plus en plus et rassemble des citoyens juifs de divers pays à la recherche d’une articulation entre différentes façons de se sentir juif.ve en diaspora et d’affirmer le clivage avec Israël. Ainsi des membres d’associations juives de vingt pays de plusieurs continents se sont constitués en réseau pour échanger et avancer ensemble ; ils portent d’autres voix juives de la diaspora et sont engagés dans la construction d’une identité diasporique dans laquelle un judaïsme vivant, mais divers, est vécu sans référence à Israël.