Par Nitzan Perelman, membre du comité de rédaction.
La stratégie de democraticwashing consiste à projeter une image démocratique pour masquer une réalité anti-démocratique. Son objectif est de renforcer la légitimité nationale et/ou internationale d’un État en s’appuyant sur l'image morale de la démocratie libérale. Dans le cas de l’État d’Israël, souvent présenté par ses dirigeants comme « la seule démocratie au Moyen-Orient », cette stratégie est utilisée pour dissimuler une réalité contraire aux principes démocratiques : l’occupation militaire, la colonisation, le suprémacisme juif et actuellement, une guerre à caractère génocidaire à Gaza.
Ce texte est basé sur un article publié en anglais en février 2024 dans la revue Democratization.
Sous ma direction, Israël n’acceptera jamais aucune tentative de la Cour pénale internationale (CPI) de porter atteinte à son droit fondamental de se défendre. La menace contre les soldats de Tsahal et les personnalités publiques d’Israël, seule démocratie au Moyen-Orient et unique État juif au monde, est scandaleuse. Nous ne céderons pas. Israël poursuivra jusqu'à la victoire dans notre juste guerre contre les abominables terroristes qui cherchent à nous détruire. […] Même si les décisions du Tribunal n'affecteront pas les actions d'Israël, elles créeront un dangereux précédent qui menacera les soldats et les personnalités publiques de toute démocratie luttant contre le terrorisme criminel et les agressions dangereuses.
Voici ce que publie le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou sur son compte Twitter le 26 avril 2024 lorsqu’il apprend que le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, envisage de demander aux juges de la Cour l’émission d’un mandat d’arrêt contre lui, demande effectivement faite le 20 mai. Dans sa condamnation prévisible de la Cour, Netanyahou utilise deux fois le mot « démocratie » : une fois pour décrire Israël comme « la seule démocratie au Moyen-Orient », une devise omniprésente dans le débat public israélien, qui vise à présenter le régime israélien comme supérieur et plus progressiste que les États voisins ; une autre fois pour placer Israël parmi les « démocraties » mondiales, plus précisément en la positionnant au sein du « monde libre ». Il s’agit alors d’une entreprise de légitimation des actions d’Israël à Gaza décrites comme celles d'une simple démocratie luttant contre le terrorisme. Dans les deux cas, l’objectif est clair : Netanyahou insiste sur la caractérisation de l’État d’Israël comme une démocratie pour légitimer les actions de son armée à Gaza et délégitimer toute critique internationale les concernant.
Instrumentaliser la démocratie
L’utilisation stratégique du concept de « démocratie » pour justifier des actions contraires à ses principes, telles que les atteintes aux libertés fondamentales individuelles des Palestiniens de Gaza, tels que leur droit à la vie et à la dignité, représente ce que j'appelle le democraticwashing. Cette stratégie discursive vise spécifiquement à présenter une façade démocratique d'un État qui ne correspond pourtant pas à la réalité ou qui agit en contradiction avec celle-ci, dans le but de gagner une légitimité politique nationale et/ou internationale.
Comme tous les termes se terminant par « -washing », je définis le concept de democraticwashing en m'inspirant du verbe du XVIIe siècle « to whitewash » : l'acte de rendre quelque chose de mauvais acceptable en masquant la réalité. Il représente une disparité, une dichotomie entre un discours et la réalité qu'il prétend représenter. Dans le cas du democraticwashing, il s’agit d’identifier le décalage entre une adhérence symbolique et discursive à une conception spécifique de la démocratie et les actions et idées que ce discours promeut, allant à l’encontre de cette même conception.
Dans le cas de l’État d’Israël, la conception dominante est celle de la « démocratie libérale », pour deux raisons principales : tout d’abord, elle prévaut dans la scène politique et la société civile israélienne ensuite, elle est utilisée pour obtenir la légitimité auprès de la communauté internationale, notamment des États occidentaux. Ainsi, le democraticwashing pourrait être identifié dans le discours politique israélien chaque fois que des principes démocratiques, ou simplement le terme « démocratie », sont invoqués pour légitimer une action ou une idée qui contrevient à la conception libérale de la démocratie.
Pratiquer le democraticwashing
Cet article ne prétend pas être exhaustif, c’est pourquoi, je présenterai une partie de mon étude empirique portant sur les débats parlementaires autour de la loi sur l’État-nation promulguée en 2018.
La loi sur l’État-nation déclare que seul le peuple juif a droit à l'autodétermination en Israël, transformant la création exclusive de colonies juives comme une « valeur nationale » et retirant le statut d'arabe comme langue officielle au côté de l'hébreu, alors même que 20% de la population en Israel est palestinienne . Elle enfreint plusieurs droits de la Déclaration universelle des droits de l’homme, notamment l'article 13, et viole le principe d'égalité ainsi que le droit à l'autodétermination de tous les peuples, garanti par le droit international.
Bien que la majorité de ses clauses fassent déjà partie du droit israélien, la loi sur l'État-nation représente un moment majeur dans l'approfondissement de la discrimination systémique des citoyens non-juifs en formalisant la suprématie d'un groupe de citoyens - les Juifs - et leur possession exclusive de l'État. En effet, selon un sondage publié en 2022 par l'Institut israélien de la démocratie (IID), 59% des citoyens arabes affirmaient que cette loi avait profondément influencé leur sentiment d'appartenance au pays. Pourtant, elle est présentée par ses défenseurs, des partis de droite et de l’extrême droite, non seulement comme une loi démocratique, mais aussi comme une mesure renforçant la démocratie. Comment cela est-il possible ? Analysons quelques-uns des arguments démocratiques avancés :
1. Les Juifs représentent une minorité dans le monde et doivent bénéficier des droits réservés aux minorités
Certains défenseurs de la loi avancent l'idée qu'elle ait été promulguée au nom des droits accordés aux minorités, un principe démocratique important. Selon eux, les Juifs constituent une minorité dans le monde et, en tant que telle, ils méritent, grâce aux droits des minorités, d'avoir un État qui leur appartient, qui les représente et les protège. Cependant, cette argumentation détourne la véritable signification de ces droits, qui visent à protéger les groupes de personnes se distinguant de la majorité de la population dans un État donné en raison de caractéristiques telles que la race, l'ethnicité, la religion, la langue ou la culture.
En juillet 2018, Amir Ohana, député du Likoud et à l’époque président du comité ayant élaboré la loi, explique cette idée lors d’une séance parlementaire :
Quand vous comparez les revendications des Arabes contrairement à celle des Juifs pour être sauvés, c'est comme comparer la revendication de quelqu'un qui a de l'appétit à celle de quelqu'un qui meurt de faim." Il n'y a aucune compatibilité entre la minorité arabe vivant en Israël, qui a toujours été et sera toujours une minorité significative ici, et la minorité juive vivant dans l'espace autour de nous, une minorité de six millions de Juifs dans un monde où il y a un milliard et 400 millions de musulmans. Un petit pays est entouré par 21 États-nations du peuple arabe, al-Uma al-Arabiya, qui partagent la même langue, la même culture, la même religion. Nous n'avons pas tout cela. Nous n'avons qu'une petite maison. "Nous ne consentirons pas à devenir sans-abri. C'est la revendication des affamés contre celle des gourmands et rassasiés.
Ohana avance dans son argument que, contrairement aux « Arabes », les « Juifs » constituent une petite minorité « affamée » qui doit avoir les mêmes droits que les musulmans, « rassasiés » et « disposant de tout ce dont ils ont besoin ». Dans ce cadre, il confond délibérément les termes « Arabes » et « musulmans » et ne mentionne pas le terme « Palestinien », ignorant ainsi leurs revendications nationales. Il met également sur le même plan la « minorité arabe » dans le pays et la « minorité juive » dans le monde pour exprimer l’idée que les droits accordés à la première minorité doivent aussi l’être à la deuxième.
2. Les citoyens Juifs constituent la majorité en Israël et cette loi respecte la règle de la majorité
Ironiquement, un argument contraire au précédent est avancé dans la même séance parlementaire pour justifier la nature démocratique de la loi : si les Juifs représentent la majorité dans l’État d’Israël, alors une loi visant à renforcer le caractère juif de l’État ne fait que suivre le principe de la majorité, fondamental en démocratie. Cet argument est présenté sans considérer l'opposition à cette loi au sein même de la majorité juive.
Avi Dichter, lui aussi membre du Likoud et un des initiateurs de la loi, explique :
Cette loi garantit le statut de la majorité sans nuire aux droits de la minorité. Un juriste américain très célèbre a dit : « Tout comme un pays a le droit de protéger son territoire, il a aussi le droit de protéger sa culture et sa langue. » Étant donné que le cas d'Israël est unique, l'État doit prendre des mesures uniques. La minorité arabe en Israël n'est en rien comparable à la minorité française au Canada, malgré les comparaisons faites.
Il présente cette loi comme une manière de « protéger » la majorité juive contre la « minorité arabe », affirmant qu'elle ne peut être comparée à la minorité française au Canada. Il insinue ainsi les risques qu'elle représente. Une autre députée du Likoud, Anat Berko, exprime cette idée plus explicitement :
Même si les partisans de la rectitude politique seront enthousiastes à l'idée d'ancrer dans la loi les droits des minorités, nous ne devons pas oublier qu'Israël est né comme État juif dans la déclaration des Nations unies et dans la déclaration d'indépendance. Est-il possible que l'État d'Israël soit vidé de sa nature d'État juif ? Nous travaillerons à promouvoir les droits de l'homme de manière égale. Nous nous souvenons qu'il y a aussi des minorités dans le pays, et Dieu nous en garde de les priver. Mais il y a une ligne rouge qui ne peut pas être franchie, et c'est le caractère juif de l'État. […] Aujourd'hui, nous savons que non seulement les minorités ont besoin de protection !
En mentionnant « la protection » que mérite la majorité, Berko fait appelle au principe démocratique de la protection des minorités tout en inversant son sens et en le présentant comme évident. Désormais la majorité ne peut non seulement exprimer sa volonté facilement et l’imposer, mais a besoin également d’une « protection » de l’État pour le faire.
3. L’égalité existe de facto, il n'est donc pas nécessaire de l'inscrire dans la loi
Alors que les détracteurs de la loi sur l’État-nation soutiennent qu'elle viole le principe d'égalité et demandent l’inclusion explicite dans le texte dudit principe, les partisans de la loi repoussent cette demande. Ils insistent sur le fait que l’égalité va de soi dans « la seule démocratie du Moyen-Orient » et n’a pas besoin d’être ancrée dans la loi : « L'égalité absolue prévaudra au sein de la nation, fin de la discussion. [...] Tout le monde est en faveur de la préservation de l'égalité », affirme un membre du parti d'extrême droite Le Foyer Juif ; « L’égalité fait partie des valeurs fondatrices de cet État. Comment pouvez-vous penser que nous avons effacé l’égalité en promulguant cette loi ? C’est ridicule ! Personne ne discrimine les Arabes - regardez ! C’est le troisième parti le plus important au Parlement israélien », déclare une députée du Likoud. Il convient de mentionner ici que la présence de députés palestiniens est souvent avancée par les parlementaires sionistes pour prouver le caractère démocratique de l’État, ignorant ainsi délibérément la discrimination systémique des citoyens palestiniens et surtout les différences dans les lois entre les citoyens juifs et non-juifs de l’État.
4. « Plus l’État est juif, plus il est démocratique »
Le dernier argument démocratique mobilisé pour justifier la loi anti-démocratique sur l’État-nation est plus difficile à saisir. Cet argument se base sur une déclaration de 2016 de la ministre de la Justice de l’époque, membre du parti Le Foyer juif, Ayelet Shaked dans un article publié dans une revue de la droite conservatrice. En demandant le renforcement du caractère juif de l’État et la réduction de la marge de manœuvre de la Cour suprême, elle affirme : « Plus l’État est juif, plus il est démocratique ». Son idée implique non seulement une assimilation entre le « juif » et le « démocratique », mais aussi la justification de sa demande d’accroître le caractère ethnique de l’État par le fait que cela renforcerait son caractère démocratique.
Cette même idée est avancée lors des discussions sur l’État-nation lorsqu’un membre de l’organisation nationaliste Im Tirtzu déclare, lors d’une réunion du comité chargé de la loi : « C’est grâce à la combinaison entre le juif et le démocratique que l’État d’Israël assure les droits de l’homme et les droits du citoyen, et qu’il est plus stable et sécurisé que tous les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique combinés ! » Il soutient ainsi que le caractère juif de l’État est à la base de son « comportement démocratique », à savoir la « protection des droits de l’homme ». Par conséquent, selon lui, la loi sur l’État-nation, qui renforce ce caractère juif, est intrinsèquement démocratique et bénéfique pour la démocratie.
Si la plupart des personnes citées dans cet article appartiennent à la droite israélienne, c’est parce que ce sont ses membres qui initient et promeuvent principalement la loi discutée. Cependant, ce constat est spécifique à l'exemple traité dans cet article. En réalité, la stratégie discursive du democraticwashing caractérise le discours politique israélien, qu'il soit de droite ou de gauche, ainsi que celui de l’ensemble des gouvernements israéliens depuis la fondation de l’État. Dans ce contexte l'occupation militaire, la colonisation, l’apartheid et aujourd’hui la guerre de nature génocidaire menée dans la bande de Gaza sont tous habillés de couleurs démocratiques. La principale différence réside dans le fait que plus le gouvernement tend vers la droite, plus le phénomène de democraticwashing devient manifeste et facilement identifiable.