Par Insaf Rezagui, membre du comité de rédaction.
Quatrième article de la série "La Palestine, tombeau du droit international ?"
La Cour Pénale Internationale. Photo : Assia Rezagui
Depuis 2009, l’Autorité palestinienne (AP) déploie une stratégie de recours aux organisations internationales et au droit international afin de parvenir à la reconnaissance internationale d’un État de Palestine et faire reconnaître les crimes internationaux subis par le peuple palestinien depuis des décennies. Deux juridictions internationales sont principalement mobilisées dans le cadre de cette stratégie multilatérale : la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour internationale de Justice (CIJ). Cette stratégie participe du processus de juridicisation de la question palestinienne sur la scène internationale, afin de faire face à l’échec des négociations bilatérales et du processus d’Oslo. La CPI et la CIJ devraient également avoir à traiter des opérations militaires israéliennes en cours dans la bande de Gaza, de l’intensification des attaques de colons et de soldats israéliens contre des Palestiniens en Cisjordanie et des attaques meurtrières du Hamas du 7 octobre en Israël.
Dans cet article, nous nous intéressons à l’investissement par l’Autorité palestinienne de la Cour pénale internationale et faisons un point sur l’avancement de l’enquête du Bureau du Procureur de la CPI.
La Cour pénale internationale est une organisation internationale basée à La Haye, aux Pays-Bas. Elle a pour mandat de lutter contre l’impunité des individus accusés des crimes les plus graves (génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre et crime d’agression) sur la base du Statut de Rome, traité établissant la juridiction pénale internationale adopté en 1998. Elle compte aujourd’hui 124 Etats parties dont la Palestine et l’intégralité des Etats de l’Union européenne, mais ni Israël, ni les Etats-Unis, ni la Chine, ni la Russie n’ont ratifié ce traité. Il faut faire une distinction entre la Cour pénale internationale, qui ne peut juger que des individus qui auraient commis des crimes internationaux, et la Cour internationale de Justice qui juge de différends entre Etats (fonction contentieuse) ou qui rend des avis consultatifs pour des organes des Nations Unies qui l’auraient interrogée sur un point de droit (fonction consultative).
Avec le recours à la Cour pénale internationale, l’Autorité palestinienne vise plusieurs objectifs :
Se servir de la Cour comme levier diplomatique en accroissant la pression politique contre Israël pour qu’il revienne à la table des négociations ;
Légitimer la présence de la Palestine sur la scène internationale ;
Démontrer la capacité de la Palestine à entrer en relations avec d’autres sujets du droit international, car il s’agit d’un des critères en droit international prévu dans la Convention de Montevideo de 1933 pour établir le statut étatique d’une entité prévu ;
Obtenir une reconnaissance de son statut étatique par une organisation internationale : en somme, l’adhésion de la Palestine au Statut de Rome en 2015, alors que seuls les Etats peuvent ratifier le Statut de la Cour, permet à l’Autorité palestinienne de remplir cet objectif ;
Replacer la question palestinienne au cœur de l’agenda international, en faisant de la CPI une caisse de résonance de la cause palestinienne ;
Démontrer que la Palestine est victime de la colonisation et de l’occupation militaire israélien ;
Obtenir des mandats d’arrêt contre des responsables politiques et militaires israéliens pour accroître le soutien de l’opinion publique internationale en faveur de la Palestine.
Depuis les attaques du Hamas le 7 octobre, la stratégie de l’Autorité palestinienne sur la scène internationale n’a pas évolué : elle continue d’invoquer le droit international et inscrit son propos et son action dans la philosophie kantienne de la paix par le droit, afin de faire de la lutte contre l’impunité un prérequis à l’établissement de la paix.
La mobilisation de la CPI débute en 2009, à la suite de l’opération militaire israélienne “Plomb Durci” dans la bande de Gaza qui a fait plus de 1 300 morts Palestiniens. A cette époque, en raison de l’absence d’un statut étatique clair de la Palestine sur la scène internationale, le Procureur d’alors, Luis Moreno Ocampo, met un terme à son examen préliminaire en 2012 et demande à la Palestine de clarifier son statut soit auprès de l’Assemblée générale des Nations Unies, soit auprès de l’Assemblée des États parties de la Cour, avant d’espérer parvenir à une adhésion à la Cour. C’est ce que fait la Palestine le 29 novembre 2012 en obtenant le statut d’État non membre observateur à l’Assemblée générale des Nations Unies (résolution 67/19). Ce nouveau statut aux Nations Unies lui permet de pouvoir adhérer à tous les traités internationaux ayant pour dépositaire le Secrétaire général des Nations Unies, ce qui est le cas du Statut de Rome.
Le 1er avril 2015 la Palestine devient le 123e État partie au Statut de Rome. Entre-temps, Fatou Bensouda, procureure d’alors, ouvre son examen préliminaire, avant que la situation en Palestine ne lui soit déférée par l’Autorité palestinienne le 22 mai 2018. Le 20 décembre 2019, la procureure Bensouda clôt son examen préliminaire en affirmant que tous les critères sont réunis pour l’ouverture d’une enquête et qu’il y a une base raisonnable de croire que des crimes de guerre ont été ou sont en train d’être commis en Cisjordanie et à Gaza par des dirigeants israéliens et par des membres de groupes armés palestiniens. Cependant, en raison du “caractère unique” de la situation, la procureure demande à la Chambre préliminaire I de la Cour d’établir la compétence territoriale de la Cour. Le 5 février 2021, les juges de la Chambre affirment que la compétence territoriale de la Cour s’étend à la Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à la bande de Gaza. Le 3 mars 2021, l’enquête en Palestine s’ouvre formellement.
Cependant, depuis 2021, plus aucune réelle avancée dans l’enquête n’est constatée. L’arrivée d’un nouveau Procureur à la Cour, Karim Khan, n’a pas favorisé son avancée. En dépit des très nombreux témoignages de victimes, de rapports d’ONG et des Nations Unies et de nombreuses preuves matérielles quant à la commission de crimes internationaux, le nouveau Procureur de la Cour, Karim Khan, ne semble pas vouloir prioriser ce dossier. En effet, les moyens humains et financiers alloués à cette enquête sont faibles : sur les dix enquêtes prioritaires du Bureau du Procureur, la Palestine est celle qui bénéficie du plus petit budget (moins d’un million d’euros), alors que précisément son « caractère unique », comme le disait Fatou Bensouda, aurait justifié que des moyens financiers conséquences soient alloués. De plus, une seule personne à temps plein, assistée d’un stagiaire ou consultant, travaille sur ce dossier au sein du Bureau du Procureur.
Face aux critiques, Karim Khan a affirmé en décembre 2022 son intention de « visiter » la Palestine. En juin 2023, il réaffirme cette intention à la suite d’une lettre qui lui est adressée par de nombreux experts des Nations Unies. Après le 7 octobre, le procureur Khan a mis plus de trois semaines pour réagir, alors que la pression sur la Cour était de plus en plus forte. Il finit par se rendre près de Rafah, côté égyptien, mi-novembre, et tient une conférence de presse. Il affirme avoir demandé aux autorités israéliennes l’autorisation de se rendre à Gaza et dans le sud d’Israël, mais s’est vu recevoir un refus. Ce n’est que le 30 novembre que le Procureur de la Cour parvient à se rendre dans le sud d’Israël à la demande des victimes et des familles des victimes des attaques du 7 octobre. La Cour précise que Khan se rendra également à Ramallah pour y rencontrer les dirigeants de l’Autorité palestinienne. Ce qu’il fait quelques jours plus tard, en rencontrant alors des dirigeants de l’AP et des victimes palestiniennes de la colonisation et de l’occupation israélienne.
Au regard de cette séquence, plusieurs constats peuvent être dressés :
Comment expliquer que le Procureur de la Cour fasse le choix de se rendre d’abord dans l’État qui n’est pas membre de la Cour (Israël), qui a toujours refusé de coopérer avec la Cour, pire encore, qui n’a eu de cesse d’en menacer ses membres et d’accuser la Cour d’antisémitisme ?
Le Procureur n’a pas réitéré son intention de se rendre à Gaza pour le moment, alors que des hauts responsables des Nations Unies sont parvenus à se rendre sur place.
Enfin, dans un message posté sur le réseau social X, le Procureur de la Cour affirme avoir rencontré les victimes du 7 octobre, ce qui est nécessaire pour mener à bien son enquête, mais pour les Palestiniens, il n’a évoqué, dans un premier temps, que des rencontres avec des dirigeants de l’Autorité palestinienne, alors que des victimes palestiniennes sont aussi présentes en Cisjordanie, la bande de Gaza n’étant pas la seule zone concernée par l’enquête du Procureur. Pourquoi ne pas l’avoir clairement affirmé ?
Cette timidité du Bureau du Procureur détonne avec la proactivité du même Procureur dans la guerre menée par la Russie en Ukraine. Quelques jours seulement après l’invasion russe, Karim Khan annonce que l’enquête de son Bureau ouverte depuis 2014 intégrera les opérations actuelles. Il se rend très régulièrement sur place. Des dizaines d’enquêteurs sont mobilisés à La Haye et à Kiev, un bureau du Procureur a même été ouvert à Kiev récemment et un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine a été émis par les juges de la Cour à la demande de Khan.
Ce sentiment d’un deux poids deux mesures ne favorise pas l’adhésion de certains pays et des populations du Sud Global au projet universel de la justice internationale, bien au contraire. Comment expliquer à ces populations et comment expliquer aux Palestiniens eux-mêmes que leur souffrance est moins prise en compte que la souffrance d’autres peuples ? En appliquant un double standard, la CPI risque de voir son mandat de lutte contre l’impunité être remis en question.
Cependant, il n’est pas trop tard pour permettre à la Cour et à son Procureur de rectifier le tir. Il faut impérativement que Karim Khan s’attelle à faire avancer le dossier palestinien. Les éléments de preuve sont importants. Il peut par exemple demander le plus rapidement possible l’émission de mandats d’arrêt. Car, même s’il est impensable de voir des dirigeants israéliens être traduits devant la Cour, la simple émission de mandats, comme on l’a vu pour Poutine, peut permettre d’isoler les dirigeants israéliens et convaincre les dirigeants occidentaux de rectifier leur ligne de plein soutien à Israël.
Le dernier article de la série sera publié le 26 février.