Par Insaf Rezagui, membre du comité de rédaction.
En tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la Cour Internationale de Justice (CIJ) a pour mission de trancher, sur la base du droit international, les différends entre États (fonction contentieuse) et de rendre des avis consultatifs aux organes des Nations Unies qui lui adressent des questions juridiques (fonction consultative). Dans le cadre de sa fonction contentieuse, les arrêts rendus par la Cour sont obligatoires et ont autorité relative de la chose jugée, c’est-à-dire que les États parties à l’instance doivent respecter la décision de la Cour. Les avis consultatifs sont eux facultatifs et non contraignants. Cependant, ils ont une valeur politique, juridique et morale importante, car ils sont rendus par la juridiction des Nations Unies. Dans le conflit israélo-palestinien, la CIJ a eu à se prononcer et va se prononcer à de nombreuses reprises. La fonction contentieuse de la Cour est en ce moment mobilisée dans trois dossiers et la fonction consultative dans un dossier. Dans cet article, nous revenons sur l’affaire en cours devant la Cour au sujet de la poursuite de l’occupation et de la colonisation israélienne du territoire palestinien et de ses conséquences juridiques pour la réalisation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien.
Plaidoirie du Professeur Reichler, qui représentait la Palestine devant la Cour,
lors de l’audience du 19 février 2024. Photo : CIJ
Le retour du conflit israélo-palestinien devant la CIJ par l’intermédiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies
Le 30 décembre 2022, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la résolution 77/247 par 87 voix pour, 53 abstentions et 26 voix contre, portant sur les « pratiques et activités d’implantation israéliennes affectant les droits du peuple palestinien et des autres Arabes des territoires occupés ». Dans cette résolution, l’enceinte onusienne demande à la Cour internationale de Justice de rendre un avis consultatif et de répondre aux questions suivantes :
« Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?
Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël […] ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ? ».
57 États et organisations internationales ont soumis des mémoires écrits à la Cour avant le 25 juillet 2023 pour faire part de leur point de vue. Une fois la procédure écrite achevée, s’est ouverte la procédure orale. Entre le 19 février et le 26 février 2024, l’État de Palestine, 49 États Membres des Nations Unies et trois organisations internationales (la Ligue des États arabes, l’Union africaine et l’Organisation de la coopération islamique) ont pris la parole devant les juges de la Cour. Désormais, la Cour doit rendre dans les prochains mois son avis consultatif dans l’Affaire des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratique d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est.
Vingt ans après l’avis rendu par la Cour dans l’Affaire du Mur, l’enjeu juridique principal dans cette affaire porte sur l’idée de permanence de l’occupation militaire israélienne qui s’apparente à une annexion du territoire palestinien.
2. La permanence de l’occupation israélienne du territoire palestinien
En droit international, l’occupation militaire doit être temporaire : « l’occupation d’un territoire doit être un état de fait provisoire, par lequel la Puissance occupante ne peut ni revendiquer la possession de ce territoire ni exercer sa souveraineté sur le territoire qu’elle occupe » (Assemblée générale des Nations Unies, résolution 77/126, 12 décembre 2022). Cela implique deux principes fondamentaux liés au régime juridique de l’occupation militaire : la puissance occupante ne peut pas acquérir un titre de souveraineté sur le territoire qu’elle occupe ; la puissance occupante ne doit adopter aucune mesure susceptible d’engendrer un changement définitif du statut du territoire occupé. De plus, l’occupation militaire doit être justifiée par des nécessités de guerre. L’occupation israélienne débute en juin 1967 à l’issue de la guerre des Six-Jours. Depuis, il semble difficile d’invoquer ces nécessités militaires pour poursuivre l’occupation du territoire palestinien.
Pour la Palestine et de nombreux États et organisations internationales qui ont plaidé devant la Cour, Israël a rendu son occupation militaire du territoire palestinien permanente. Pire encore, il assume de vouloir annexer et occuper l’intégralité de la Palestine de 1948. C’est ce que rappelle le Professeur Reichler, qui plaidait au nom de la Palestine le 19 février dernier devant la Cour, en citant de nombreux dirigeants politiques et militaires israéliens qui depuis des décennies prônent la souveraineté israélienne de la mer Méditerranée au fleuve Jourdain. Par exemple, le 3 août 2023 le ministre israélien Amichai Eliyahu déclare : « Sovereignty must be extended within the borders of the West Bank ». Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu refuse de qualifier son pays de puissance occupante : « The Jewish people are not occupiers in their own land nor occupiers in our eternal capital Jerusalem ». Autre déclaration faite le 19 juin 2023 par Yossi Fuchs, secrétaire de cabinet israélien qui traduit le soutien du pouvoir israélien à l’occupation permanente israélienne en Palestine : « Judea and Samaria were not seized from a sovereign state recognized by international law, and the State of Israel has a right to impose its sovereignty over these areas as they comprise the cradle of history of the Jewish people and are an inseperable part of the Land of Israel ».
A ces déclarations s’ajoutent les politiques de colonisation israéliennes mises en place au plus haut sommet de l’État et qui traduisent la volonté de permanence de l’occupation israélienne. Plus de 700 000 colons israéliens sont établis en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Sur ce sujet, Netanyahou affirme en 2010 : « We are planting here, we will stay here, we will build here. This place will be an inseparable part of the State of Israel for eternity ». La politique de soutien à la colonisation se traduit par un soutien financier massif à l’établissement de colonies, à la création de logements pour les colons, à l’exonération de certaines taxes dues par les Israéliens, à la création et à l’entretien de routes réservées aux colons sur des axes stratégiques de la Cisjordanie, à la confiscation des terres et des biens de Palestiniens, à l’exploitation des ressources naturelles des Palestiniens au profit des colonies, etc.
La colonisation est pourtant illicite au regard de la IVe convention de Genève (ratifiée par Israël et par la Palestine), dont l’article 49 prohibe tout transfert de population en vue d’y installer sa propre population : « Les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif ».
Extrait de l'intervention d'Insaf Rezagui dans Le Média.
3. Le droit à l’autodétermination du peuple palestinien de nouveau devant la Cour et les conséquences juridiques de la persistance de l’occupation israélienne
En 2004, la Cour avait rappelé que les Palestiniens, en tant que peuple, bénéficiaient d’un droit à l’autodétermination et que la poursuite de l’occupation entravait directement la réalisation de ce droit, principe cardinal du droit international. Pourtant, vingt ans plus tard, les Palestiniens n’ont toujours pas pu mettre en œuvre leur droit à l’autodétermination et font face à une intensification de l’occupation et de la colonisation de leur territoire. Ce droit a pourtant une dimension politique qui, dans le cas de la Palestine, est celle de leur droit à un État souverain.
Comme le rappelle Diego Colas, représentant de la la France devant la CIJ, dans sa plaidoirie du 21 février, toute action contre la préservation de l’unité, de la continuité et de l’intégrité du territoire palestinien constitue une violation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien. En ce sens, la poursuite et l’intensification de l’occupation et de la colonisation israéliennes entrave directement la possibilité d’établir un État de Palestine viable et contiguë sur les lignes de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale.
De cette situation, découlent des conséquences juridiques pour Israël, pour les États et pour l’Organisation des Nations Unies.
Tout d’abord, Israël pourrait engager sa responsabilité internationale pour fait internationalement illicite. C’est déjà ce que disait la Cour en 2004. Israël doit donc mettre fin immédiatement aux violations du droit international : il doit cesser d’entraver l’autodétermination du peuple palestinien ; il doit arrêter la colonisation qui sa caractérise notamment par la poursuite des transferts de sa population sur le territoire palestinien au détriment de la population palestinienne ; il ne doit plus adopter de mesures discriminatoires à l’encontre des Palestiniens et abroger toutes mesures prises par le passé qui sont discriminatoires.
En raison des violations du droit international, Israël a une obligation d’apporter des garanties de non-répétition. Cela signifie qu’Israël a l’obligation de respecter de nouveau l’obligation violée et d’offrir des assurances de non-répétition. Il doit également réparer les dommages causés à la population palestinienne (le régime des réparations a déjà été rappelé à de nombreuses reprises par la Cour internationale de Justice, notamment dans un arrêt du 9 février 2022, Réparations, RDC contre Ouganda). La réparation en droit international a pour objectif de remédier aux conséquences d’un fait internationalement illicite. La réparation prend plusieurs formes : restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et garanties de non-répétition. La restitution vise à une remise des choses en l’état, car l’objectif premier de la réparation est d’effacer toutes les conséquences du fait illicite. La restitution passera par exemple par le démantèlement des colonies et une restitution aux Palestiniens de leurs terres confisquées pour établir ces colonies. Si la restitution n’est pas possible, Israël doit procéder à des réparations par équivalence. Il s’agit d'indemnisations (compensations financières par exemple) ou de procédés de satisfaction (faire des excuses publiques, mener des enquêtes afin de poursuivre toutes les personnes ayant violé le droit international…).
Pour les autres États et les Nations Unies, des conséquences juridiques s’attachent également à toute violation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, car ce droit est un droit erga omnes (opposable à tous). Cela signifie que la société internationale ne doit reconnaître aucune situation créée en violation du droit international. C’est la position de la France qui affirme lors de sa plaidoirie qu’elle « ne reconnaîtra jamais » l’occupation militaire et tout titre de souveraineté que réclamerait Israël sur la Palestine. Les Nations Unies et les États ne doivent donc pas reconnaître un quelconque de titre de souveraineté à Israël sur le territoire palestinien.
Les plaidoiries se sont achevées le 26 février dernier. Désormais, les juges de la CIJ doivent délibérer et rendront certainement leur avis dans les prochains mois. S’ils venaient à acter une forme d’annexion par Israël de la Palestine, en évoquant les conséquences juridiques qui s’y attachent, cela rendrait encore plus improbable la réalisation de la solution à deux États, etc.
En parallèle, la fonction contentieuse de la Cour est aussi mobilisée. Trois instances sont actuellement pendantes devant la juridiction de La Haye :
L’Affaire du Transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, Palestine contre États-Unis d’Amérique : cette instance a été introduite par l’Autorité palestinienne en septembre 2018, à la suite de la décision de l’ancien Président américain Donald Trump de transférer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Pour l’Autorité palestinienne, ce transfert viole les obligations américaines prévues dans la convention internationale sur les relations diplomatiques ratifiée par les États-Unis et la Palestine, car Jérusalem n’est pas reconnue par la société internationale comme la capitale d'Israël. Une clause de cette convention prévoit la saisine de la Cour en cas de différend entre des parties portant sur l’interprétation ou l’application du traité. L’affaire est pendante devant la Cour, celle-ci devant avant tout déterminer si elle est compétente pour trancher ce différend ;
L’Affaire portant sur l’application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza, Afrique du Sud contre Israël. Le 6 mars 2024, alors qu'Israël a rendu son rapport à la Cour (rapport confidentiel) répondant aux mesures conservatoires imposées par la Cour, l’Afrique du Sud a demandé à la Cour d’adopter de nouvelles mesures conservatoires qui répondent à la détérioration de la situation dans la bande de Gaza, notamment la famine qui gagne le territoire. La Cour doit désormais décider si de nouvelles mesures en urgence sont nécessaires au regard de l’évolution de la situation. Sur le fond, son arrêt ne sera pas rendu avant plusieurs années.
L’instance introduite le 1er mars 2024 par la République du Nicaragua contre la République fédérale d’Allemagne en raison des manquements allégués de l’Allemagne à ses obligations découlant de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, des principes fondamentaux du droit international humanitaire et d’autres normes de droit international général relativement au territoire palestinien occupé, en particulier la bande de Gaza. Le Nicaragua justifie sa plainte en affirmant que l’appui politique, financier et militaire de l’Allemagne à Israël et la cessation de son financement à l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) permettent de faciliter « la commission de ce génocide » et en tout état de cause, l’Allemagne « a manqué à son obligation de faire tout son possible pour en prévenir la commission ».
L’investissement de la Cour Internationale de Justice, et plus largement des organisations et juridiques internationales, par l’Autorité palestinienne, par l’Assemblée générale des Nations Unies et par certains États démontre le rôle que peut avoir la Cour dans l’établissement de la paix dans la région. Cependant, il ne faut pas surestimer l’importance que la Cour peut avoir dans un conflit qui dure depuis des décennies et qui est marqué par les échecs successifs des acteurs politiques, au premier rang desquels le Conseil de sécurité des Nations Unies qui n’a jamais saisi l’occasion d’adopter des mesures fortes pour imposer une solution politique. Tous les processus politiques ont échoué. Depuis les Accords d’Oslo - qui ont permis de normaliser le contrôle israélien d’une large partie du territoire palestinien - aucune perspective de paix n’a été dessinée. Pis encore, les conditions de vie des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie s’aggravent. La colonisation s’intensifie, les droits fondamentaux des Palestiniens sont bafoués et toute perspective d’établissement d’un État de Palestine relève désormais de l’utopie. Face à cela, le recours au droit international par l’Autorité palestinienne s’apparente à la carte de la dernière chance. Cependant, le droit international n’est pas un acteur politique, il ne peut se mettre en œuvre seul et il peut encore moins se mettre en œuvre en l’absence de réelles volontés politiques…