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Comment le RN se normalise contre la cause palestinienne

Mehdi Belmecheri-Rozental

Par Mehdi Belmecheri, diplômé de l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)


Dans une société où l’extrême droite continue d’imposer les termes et la manière d’appréhender les enjeux politiques, la question palestinienne n’y échappe pas. Depuis le 7 octobre 2023, le Rassemblement National (RN) a exploité cette dynamique pour renforcer son positionnement, et parachever la stratégie de normalisation du parti.


Marine Le Pen et Jordan Bardella lors de la Marche contre l'antisémitisme, le 12 novembre 2023
Marine Le Pen et Jordan Bardella lors de la Marche contre l'antisémitisme, le 12 novembre 2023

De nombreux articles et reportages documentent par quels moyens l’extrême droite parvient à imprégner ses idées dans le débat public, confirmant son hégémonie culturelle. « Choc des civilisations », « importation du conflit », « nouvel antisémitisme », : ces notions devenues courantes dans les médias, aisément reprises par des responsables politiques, constituent un triptyque structurant la pensée raciste sur laquelle le RN peut surfer, a fortiori lorsqu’il est question de Palestine. Pour l’extrême droite française, l’enjeu est majeur dans sa visée normalisatrice, reprenant la théorie de l’ancien stratège de Donald Trump, Steve Bannon, qui plaidait en faveur d’un soutien des forces nationalistes européennes à Israël pour s’extirper de l’imaginaire « antisémite et fasciste » et devenir fréquentable.

 

Le supposé "choc des civilisations" au service du camp réactionnaire

 

Dans la lignée de George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001, Benjamin Netanyahou a joué un rôle central pour modeler la « guerre contre le terrorisme », attisant les flammes islamophobes de la théorie du « choc des civilisations » popularisée par Samuel Huntington. C’est notamment ce qu’explique Jean-Pierre Filiu dans Main Basse sur Israël. Nétanyahou et la fin du rêve sioniste. Depuis le 7 octobre 2023, cette rhétorique a permis aux dirigeants israéliens et à ses soutiens de placer l’attaque du Hamas sur le même credo que les attentats du 11 septembre 2001 ou du Bataclan de novembre 2015. Israël se place ainsi à l’avant-garde de la civilisation occidentale et du monde démocratique, à la pointe de la guerre contre le terrorisme, évacuant la question coloniale pour la fondre dans une guerre de civilisation fantasmée où cet État affronterait un monde arabo-musulman violent et antisémite. Benjamin Netanyahou a par ailleurs entamé une stratégie depuis plusieurs années pour renforcer ses liens avec les mouvements d’extrême droite européen, invoquant comme commun la lutte contre l'islamisme et la défense du monde occidental.


L'extrême droite israélienne au pouvoir et l’extrême droite française raisonnent d’une même grille de lecture : celle d’une civilisation occidentale menacée par « le monde musulman ». En France, ces grilles de lecture sont particulièrement instrumentalisées par l’extrême droite, mais également dans le reste du champ politique et médiatique, pour délégitimer les mouvements de solidarité avec la Palestine. En les inscrivant dans une logique fantasmée de choc des civilisations, ces discours cherchent à amalgamer soutien à la cause palestinienne, menaces sécuritaires et antisémitismes.


Le chercheur Ulysse Rabaté explique ainsi que « les quartiers et leurs habitants sont cyniquement utilisés par les acteurs du champ politique pour créer du conflit, marquer des différences » et que « ce renvoi systématique au registre du "problème" est une habitude pour les habitants des quartiers. Ici, c’est tout l’imaginaire colonial de la "zone de non-droit" et du "séparatisme" qui ressurgit ».

 

La stigmatisation de la solidarité avec la Palestine s’inscrit dans une continuité des mécanismes d’essentialisation et de stigmatisation des quartiers populaires. Comme ces quartiers sont souvent réduits à un « problème communautaire », le soutien à la Palestine est également perçu comme un acte identitaire, alimenté par un imaginaire raciste, réintroduisant ainsi le choc des civilisations à l’échelle de notre pays.

 

La représentation raciste des habitants des quartiers populaires, souvent issus d’une immigration post-coloniale, dont on a construit une représentation de classes dangereuses et menaçantes, se superpose à la figure du Palestinien, caricaturé comme une menace terroriste et civilisationnelle.

 

En Israël, ces discours servent à occulter la dimension coloniale pour justifier la politique suprémaciste de l’État. En France, dont l’histoire coloniale est forte, ces récits déshumanisants remplissent un double objectif : disqualifier ceux qui défendent la cause palestinienne et propager les idées d’extrême droite sur une prétendue incompatibilité de l’immigration avec la « civilisation judéo-chrétienne ».

 

À l’échelle de la société française, ce sont également les concepts « d’importation du conflit » et de « nouvel antisémitisme » qui participent à réinscrire la diffusion de cadres idéologiques racistes et islamophobes.


Le mythe du nouvel antisémitisme : un cheval de Troie de l'extrême droite


Depuis plusieurs années, la théorie du « nouvel antisémitisme » s'est progressivement ancrée dans le champ politique et médiatique français. En novembre 2024, la députée macroniste de la 8e circonscription des Français établis hors de France, Caroline Yadan, dépose une proposition de loi visant « à lutter contre les nouvelles formes dantisémitisme », comptant près de 80 signataires allant de la droite aux socialistes, notamment l’ancien président François Hollande. Ce texte législatif reprend le titre du « manifeste contre le nouvel antisémitisme » publié par Philippe Val en 2018 rassemblant plus de 250 signataires, dont l’ex-Président Nicolas Sarkozy.


L’une des dimensions de la théorie du nouvel antisémitisme, est de neutraliser et réprimer les expressions de solidarité avec la Palestine et la critique de la politique israélienne, notamment du génocide en cours à Gaza. Ainsi dans une interview au média Le Point, Caroline Yadan déclarait que « l'extrême gauche va à nouveau assurer (…) que l'on peut être antisioniste sans appeler à la haine des juifs. Une chose est certaine : comme le disait Jankélévitch : « L'antisionisme est l'antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d'être démocratiquement antisémite »

 

Mais pour l'extrême droite, cette thèse comporte une autre dimension. C’est une pierre angulaire dans la bataille culturelle menée par les réactionnaires, notamment dans la stratégie de normalisation du Rassemblement National. D’une part, elle réduit l'antisémitisme dans la société française à un lointain souvenir presque circonscrit à la seule période de l’Occupation allemande, occultant ainsi le rôle historique de la France dans la propagation des thèses antisémites partout dans le monde, mais aussi des racines structurelles de l’antisémitisme dans la société française. D’autre part, elle promeut un discours raciste et islamophobe en affirmant que l’antisémitisme actuel serait « importé » par l’immigration, en particulier celle issue des pays du Maghreb et des populations de confession musulmane. L’antisémitisme contemporain serait dès lors un « héritage culturel » transmis par l’islam ou les traditions maghrébines, consolidant l’idée d’une incompatibilité entre ces identités et les valeurs républicaines.

 

Reposant sur un préjugé raciste, cette thèse suppose que les jeunes issus de l’immigration, s’ils commettent des actes antisémites, ne peuvent pas être influencés par l'antisémitisme présent dans la société française. Cela revient à considérer qu’ils ne seraient pas pleinement intégrés à cette société. Elle enferme ces individus, comme le gang des barbares responsable de la mort d’Ilan Halimi ou les auteurs d’attentats antisémites commis parfois au nom de l’islam, dans un statut lié à leur origine migratoire ou à leur confession, renforçant l’idée, implicite mais pernicieuse, que l’immigration et l’islam seraient intrinsèquement porteurs de postulats antisémites.

 

Et pourtant, l’antisémitisme est le même dans les banlieues que dans le reste de la France. En témoigne l’analyse du collectif Juives et Juifs Révolutionnaires, organisation que nous pouvons difficilement cataloguer comme antisioniste, dans un article publié par la revue Ballast : « L’idéologie qui anime les tueurs d’Ilan Halimi prend sa source dans les stéréotypes antisémites les plus anciens. L’association des juifs et de l’argent est un stéréotype datant du moyen-âge européen. Le fait que ces stéréotypes se diffusent dans tous les secteurs de la société française, y compris ses minorités, est la preuve qu’ils sont partie intégrante de l’idéologie dominante et non d’une tendance antisémite qui serait spécifique à ces minorités. »


Non seulement cette théorie du nouvel antisémitisme est fallacieuse, mais elle efface un phénomène historique justement inverse : l’exportation de théories antisémites élaborées en Europe et diffusées au Maghreb. Ainsi Édouard Drumont, figure historique de l’antisémitisme en France et en Europe, et l’un des fondateurs de la Ligue nationale anti-sémitique, écrivait dans son livre La France juive à la fin du XIXe siècle : « Cest par lAlgérie peut-être que commencera la campagne antisémitique française ». Dans ce territoire colonial français, le décret Crémieux de 1870 avait accordé la citoyenneté française aux juifs d'Algérie, leur permettant ainsi de jouir des droits civils et politiques, tout en les distinguant des musulmans. Les colons rejetaient violemment cette décision, dans une réaction antisémite extrêmement virulente. Par la suite, pour soutenir l’entreprise coloniale, le mouvement antisémite et les institutions coloniales ont tenté de contaminer la population musulmane avec des discours antisémites, comme ce fut le cas avec les émeutes antisémites de Constantine en 1934. ll n’y a donc pas un antisémitisme lié au monde arabe et musulman et un second lié à l’Europe et dont notre pays se serait débarrassé, mais bien un antisémitisme qui s’est diffusé à partir de la France et de l’Europe dans le reste du monde.

 

Depuis le 7 octobre 2023, le RN, en s’appuyant sur ces concepts racistes liant immigration, solidarité avec la Palestine et antisémitisme, a habilement articulé son discours xénophobe et anti-immigration à une prétendue lutte contre l’antisémitisme, tout en stigmatisant les manifestations de solidarité avec la Palestine. La théorie du « nouvel antisémitisme » permet à l'extrême droite d’instaurer l’idée que l’immigration entraine un danger en charriant avec elle « un nouvel antisémitisme ». Quand Marine Le Pen déclare : « Le seul mouvement politique qui véritablement est un bouclier pour protéger nos compatriotes de confession juive […], c’est le Rassemblement National », elle récolte les succès de la bataille idéologique de l'extrême droite qui a su imposer l’idée que lutter contre l’immigration, c’est lutter contre l’antisémitisme.


Or à ce stade, il convient de rappeler deux éléments. D’abord, si la gauche n’est pas étanche à ce fléau, les préjugés antijuifs demeurent bien plus ancrés à l’extrême droite. Ensuite, la manifestation de l’islamophobie au sein de la société française ne peut être détachée de l’antisémitisme, tant ces deux racismes fonctionnent sur des structures similaires. Ainsi, comme l'explique le sociologue Ugo Palheta, l'islamophobie contemporaine partage avec l'antisémitisme historique quatre composantes fondamentales. Ces éléments, bien qu'ancrés dans des histoires distinctes, convergent dans une même logique raciste : le postulat d'incompatibilité avec la République, le soupçon de complot contre la République, l'idée d'omniprésence, et la construction d'une alliance subversive entre l'islam et la gauche.


La théorie du nouvel antisémitisme, fait appel à plusieurs de ces tropes antisémites sous les habits neufs de l’islamophobie, tout comme un autre concept d’extrême droite articulé autour de la notion « d’importation » : celle de « l'importation du conflit israélo-palestinien ».

 

« L’importation du conflit », un outil idéologique au service de l’extrême droite

 

L‘apparition de la Palestine sur le devant médiatique s’accompagne systématiquement dans le débat public français de l’expression : « importation du conflit », sans jamais être utilisé pour désigner d’autres conflits à travers le monde. Partout en France, les rassemblements en solidarité avec d’autres peuples pour le respect des droits humains sont extrêmement courants. Depuis le début de la guerre en Ukraine, par exemple, des manifestants se réunissent régulièrement pour dénoncer le conflit, demander le respect du droit international et des sanctions contre la Russie suite à ses crimes de guerre et contre l’humanité. Les manifestants qui expriment leur solidarité ne sont jamais accusés « d'importer le conflit ».

 

Pourtant, dès que la situation en Territoire palestinien occupé, notamment la bande de Gaza, refait surface dans l’actualité, l’expression est employée à tort et à travers, devenant un élément récurrent du langage médiatique. Le Figaro titrait ainsi en mai 2021 « Israël: la crainte de l’importation du conflit »,  quand Marianne publiait dans sa rubrique « séparatisme » un article intitulé « Importation du conflit israélo-palestinien : la France est-elle désormais totalement communautarisée ? ». Des titres repris sur les plateaux de télévision, particulièrement les chaînes d’information en continue, ainsi que par des politiques. Parmi différents exemples, nous pouvons relever ce tweet de Valérie Pécresse, en 2014, alors principale figure de l’opposition de droite : « La France doit peser pour la paix au Proche-Orient. Non à l'importation du conflit ». La même année Florian Philippot, alors vice-président du RN, affirmait : « Il y a une importation du conflit notamment par l'immigration de masse non assimilée ».

 

Ces exemples pourraient paraître isolés, mais l’expression a franchi un seuil décisif en étant repris, en 2014 également, par le Président François Hollande : « Le conflit israélo-palestinien ne peut pas s'importer », ou plus récemment par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur : « Il faut éviter le plus possible d’importer le conflit israélo palestinien sur notre sol ». Dès lors, elle devient une référence légitimée par les institutions étatiques et s’intègre aux logiques d’action des pouvoirs publics. L’illustration la plus flagrante a lieu en mai 2021 lorsque Darmanin demande au Préfet de police d’interdire une manifestation prévue le 15 mai à Paris en solidarité avec le peuple palestinien, invoquant les « récentes tensions au Proche-Orient ». De son côté, la Préfecture justifie cette décision dans un arrêté, affirmant qu'il existe un « risque sérieux que les affrontements entre Palestiniens et forces de l'ordre israéliennes ne se transportent sur le territoire national ». Elle cite également des « exactions contre des synagogues et intérêts israéliens » observées dans d'autres pays, notamment en Allemagne, estimant qu’un « très grand risque existe que ce type de faits se produise en France ».

 

Cette approche qui lie systématiquement les mobilisations pro-palestiniennes à des violences potentielles, construit un discours sécuritaire qui criminalise ces initiatives et contribue à leur stigmatisation. Dans un sondage YouGov pour Le HuffPost, réalisé fin 2023, 72 % des Français craignaient une « importation du conflit » sur le territoire national, témoignant à quel point l’expression s’est enracinée en France.

 

L’idée d’une « importation du conflit » charrie une logique qui sous-entend que les Français ayant un lien avec l’immigration maghrébine ou de confession musulmane soutiendraient la Palestine de manière quasi-clanique, réduisant ainsi leur engagement à une dimension strictement identitaire, dépolitisant leur geste.

 

Nous retrouvons là une vision réductrice et caricaturale, qui ne peut cacher son biais raciste, niant la diversité des motivations derrière l'engagement pour la cause palestinienne. En dépolitisant cet engagement, les adeptes de ces raisonnements délégitiment ceux qui luttent en faveur des principes d’égalité, de droits humains et de justice internationale, des valeurs qui transcendent toute considération ethnique ou religieuse, symbole d’un universalisme concret et réel. Pire, l’expression transmute cette solidarité, et lui confère une charge négative pour la présenter comme une menace « séparatiste », dans une logique de stigmatisation raciste ciblant les populations des quartiers populaires.

 

Par ce procédé, les personnes racisées et les habitants de ces quartiers qui mènent cette lutte sont dépeints comme extérieurs au cadre de la République et à l’universalisme. Des mouvements sociaux entiers sont ainsi réduits par la mobilisation d'imaginaires réducteurs et racistes, directement captés par l’extrême droite, façonnant une vision du monde où les luttes politiques sont systématiquement réduites à des affrontements identitaires, détournant ainsi les regards des enjeux de justice, d'égalité et de solidarité internationale.

 

En effet, en associant les mobilisations pro-palestiniennes à des risques de désordre et de violence, ces discours contribuent également à effacer la dimension politique de l’engagement d’une partie de la gauche, historiquement opposée à la colonisation. Le soutien à la Palestine ne serait pas une tradition d’universalité et d’anticolonialisme portée par la gauche, mais simplement une stratégie clientéliste pour assurer des victoires électorales dans les quartiers populaires. En d’autres termes, la gauche anticoloniale agirait uniquement sous l’influence d’un électorat considéré comme « issu de l’immigration » et qui ne pourrait agir politiquement que par des réflexes communautaires et identitaires. Cette idée martelée par l’extrême droite est aujourd’hui reprise par un large spectre politique. Or, cette rhétorique construit une chaîne d’associations fallacieuses, et là encore, réductrice et raciste, diffusant l’idée d’une gauche à la fois opportuniste, mais aussi complice de populations coupables de mettre en péril les valeurs républicaines. Sont visés ici, notamment, un engagement historique et des revendications légitimes.

 

Antifascisme et anticolonialisme, un seul et même combat


En diffusant ses grilles de lecture racistes et en s’appuyant sur les concepts de « choc des civilisations », « importation du conflit » et « nouvel antisémitisme », l’extrême droite a su construire l’idée qu’en luttant contre l’immigration et contre la gauche anticoloniale, elle défendait l’intégrité de la République tout en combattant l’antisémitisme. L’exploitation des événements à Gaza par le vaisseau amiral de l’extrême droite, le Rassemblement National, marque un tournant décisif dans sa stratégie de normalisation politique.


Le 15 juin 2024, sur LCI, l’historien, avocat et militant engagé dans la mémoire de la Shoah, Serge Klarsfeld, affirmait qu’en cas de duel final aux législatives entre La France Insoumise et le Rassemblement National, il voterait « sans hésitation » pour ce dernier. Ces propos, venant d’une figure historiquement reconnue pour son combat contre l’antisémitisme et l’extrême droite, illustrent la puissance et l’efficacité de cette entreprise de normalisation.

Lutter pour la Palestine est donc aujourd’hui intrinsèquement lié à la lutte contre l’hégémonie de l'extrême droite en France et dans le monde. Si la justice et la solidarité s’éteignent en Palestine, elles s’éteindront aussi dans notre propre pays, ouvrant la voie à l’extrême droite pour s’enraciner et prospérer sur les cendres de cette tragédie.

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