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Photo du rédacteurCaterina Bandini

En Cisjordanie, la guerre contre les Palestiniens

Dernière mise à jour : 7 avr.

Entretien avec Samiha Hurraini, militante palestinienne des collines à sud d’Hébron.



Vue du village d’At-Tuwani, été 2015. Photo : Caterina Bandini



Samiha Hurraini, 24 ans, se décrit comme une jeune femme militante du village d’At-Tuwani, dans la région de Masafer Yatta, située dans les collines à sud d’Hébron. Titulaire d’une licence en littérature anglaise de l’Université d'Hébron, elle est la fondatrice de Mothers of Sumud, une organisation locale dont le but principal est d’autonomiser et de renforcer le rôle des femmes dans la communauté.

 

Son village, situé sur les collines à l’entrée de la région désertique du Naqab/Negev, a joué un rôle important dans la résistance populaire palestinienne, étant l’un des principaux points de coordination des zones rurales de Cisjordanie. Avec le soutien de militant·es italien·nes, israélien·nes et juif·ives de la diaspora, présent·es dans le village depuis la seconde Intifada, les habitant·es palestinien·nes ont jusqu’à maintenant réussi à protéger leurs terres face à la violence des colons et aux stratégies de dépossession de l’État d’Israël. Depuis de nombreuses années, iels garantissent également l’accès à l’éducation aux enfants des hameaux les plus reculés de la région en les escortant quotidiennement jusqu’à l’école d’At-Tuwani. Au téléphone depuis son village natal, Samiha livre un récit de sumud (« résilience »), le cœur tourné vers Gaza.


Quelle est la situation à At-Tuwani et à Masafer Yatta depuis le 7 octobre ?

 

À At-Tuwani et dans les autres villages aux alentours, la situation était déjà critique, mais après le 7 octobre elle a empiré, les gens subissant la violence des soldats et des colons qui tirent plus facilement. Ici, les bergers ont besoin de sortir tous les matins et tous les après-midis pour faire paître leurs moutons, mais cela devient impossible à cause des colons qui leur tirent dessus. C’est ce qui est arrivé à mon cousin Zakaria : un colon armé lui a tiré dessus en pleine journée au milieu du village, ce qui montre à quel point ils ont le pouvoir nécessaire et toute la protection pour tuer les Palestiniens de sang-froid et s’en aller. Personne ne les jugera.

 

Il est devenu impossible pour les enfants d’aller à l’école, pour les étudiants à l’université ou pour les femmes, de travailler la terre. Ils ont fermé les routes, il n’y en a qu’une seule qui est ouverte mais elle est en très mauvais état et beaucoup de gens n’arrivent même pas à atteindre l’hôpital ou les supermarchés. Le 7 octobre a déclenché une nouvelle guerre en Cisjordanie, en particulier à Masafer Yatta. Notre maison a été perquisitionnée à plusieurs reprises et ils ont tiré sur mon père devant chez nous.

 

Les colons s’habillent comme des soldats, mais nous savons que ce sont des colons : nous connaissons leurs visages parce que nous les confrontons sur nos terres tous les jours. En tant qu’activistes, on est pris pour cible, c’est l’occasion pour les colons de nous attaquer, nous et nos maisons, d’attaquer nos proches juste pour nous effrayer et faire en sorte qu’il soit dangereux pour nous de vivre ici. Le couvre-feu qui a été instauré contre nous nous empêche d’aller à Yatta, la ville la plus proche, pour répondre à nos besoins. La situation s’est aggravée avec le temps, lorsque l’armée a bloqué toutes les routes.

 

Donc l’école est fermée ?

 

Les enseignants venant de Yatta, l’école d’At-Tuwani ne fonctionne plus depuis le 7 octobre. Ils ont commencé à donner des cours en ligne, mais il est parfois difficile pour les gens d’ici d’avoir Internet ou une bonne connexion pour suivre les séances. Le directeur de l’école a été arrêté le premier jour après le début de la guerre. L’armée a pris l’habitude d’arrêter les voitures sur la route qui nous relie à Al-Birkeh, le village qui se trouve entre ici et Yatta. L’armée gère ces checkpoints, mais parfois les colons, qui sont toujours habillés en soldats, se joignent à eux. C’est l’occasion pour eux d’être plus actifs et d’attaquer plus de gens. Puisque les soldats et les colons bloquent les voitures et ne permettent à personne de passer, les enseignants ont décidé de s’arrêter au checkpoint et de venir à pied, ce qu’ils ont fait. Mais à leur retour, leurs voitures avaient été détruites par les colons. Les quelques fois où on a pu rouvrir l’école, les enfants des autres villages ne sont pas venus, par peur d’être arrêtés ou attaqués par des colons.


Qu’en est-il de la clinique d’At-Tuwani ?


Même avant le 7 octobre, la clinique ne fonctionnait qu’une fois par semaine et depuis le début de la guerre, elle ne fonctionne plus. Aujourd’hui, les médecins essaient de venir, mais à cause de la fermeture des routes les gens doivent marcher longtemps pour arriver ici. Il est devenu impossible d’accéder aux services de santé dans la région. Les gens doivent conduire sur la bypass road 317 [une route partiellement interdite aux Palestinien·nes], qui est pleine de colons et leur fait peur. En plus, l’armée confisque souvent les voitures et les colons de [l’avant-poste de] Havat Ma’on ou de [la colonie de] Carmel jettent des pierres sur les voitures palestiniennes [à plaque blanche et verte] qui passent.

 

Ton cousin Zakaria, comment va-t-il depuis l’attaque dont il a été victime le 13 octobre 2023 ?


Zakaria a passé quatre mois à l’hôpital. Il en est sorti il y a deux semaines, mais il est toujours en mauvais état. Il a l’air si faible : il pesait environ 87kg et n’en pèse plus que 58. Quand le colon lui a tiré dessus, la route menant à la ville était fermée. Il a reçu une balle dans l’estomac, il saignait, et il a quand même attendu pendant deux heures au checkpoint. Pour les soldats, c’était bien qu’il meure. Il a finalement réussi à atteindre l’hôpital de Yatta, qui ne dispose pas de beaucoup de services, et il y a passé environ deux semaines, dans des conditions terribles. Il avait besoin de sang 24 heures sur 24 et ils ne pouvaient pas le déplacer, de peur qu’il ne meure pendant le voyage. Au bout de deux semaines, ils l’ont emmené à l’hôpital d’Hébron, où il y a de meilleurs services, et il y est resté quatre mois. Il était seul, il ne pouvait même pas sortir pour voir des gens.

 

D’un point de vue plus personnel, comment ta vie a-t-elle changé depuis le 7 octobre ?


Wallah, il est très difficile pour nous de faire face à tout ce qui se passe en ce moment, parce que depuis quatre mois notre vie est comme gelée de tous les côtés. On ne peut même plus se déplacer, on ne peut même plus aller en ville, tout est devenu très difficile. Je m’inquiète tout le temps pour ma famille, pour les habitants du village, j’ai peur qu’ils se fassent tirer dessus et qu’ils soient tués. Par exemple, l’autre jour les soldats étaient en train de détruire au bulldozer un mur de pierre sur les terres de ma famille et j’ai eu très peur pour mon père et mon frère qui ont couru pour s’opposer à la démolition. Nous vivons dans la peur 24 heures sur 24.

 

Il est devenu si difficile pour nous d’imaginer où nous pouvons aller, à quoi ressemblera le futur. Mes frères et sœurs ne vont plus à l’école. Il n’y a pas de travail ! Ils ont révoqué tous les visas d’entrée pour les hommes qui travaillaient en Israël. Les gens n’ont pas de travail, pas d’argent, ils ne savent pas quoi faire de leur vie. C’est une période très difficile pour tout le monde, mais je sais que ce n’est pas aussi grave qu’à Gaza. Ce qui arrive à notre peuple, à nos frères, c’est trop. Les gens commencent à être trop fatigués par le silence du monde. J’ai beaucoup d’amis à Gaza et ils me disent à quel point c’est difficile pour eux. Ils n’ont pas de nourriture, pas d’eau, pas de vêtements, pas de maison. Nous pouvons prier pour eux, pour que quelqu’un les protège de tous ces morts, 25 000 en quatre mois ! Cela pourrait aussi arriver ici. C’est tellement difficile d’être ici et de ne rien pouvoir faire pour les aider. Nous avons honte, nous restons assis et nous ne pouvons rien faire.

 

Y a-t-il des gens qui sont partis ?


À At-Tuwani non, al-hamdu lillah. On fait face aux colons et aux soldats tous les jours, mais les gens sont forts. Nous nous rassemblons, nous avons commencé à nous relayer pendant la nuit : il y a des personnes qui restent éveillées tandis que d’autres dorment pour protéger au moins nos maisons des raids. À Masafer Yatta, trois familles sont parties parce qu’elles vivaient dans des grottes. Elles ont quitté leurs grottes et leurs villages parce qu’il n’y avait personne pour rester avec elles et qu’il y avait des raids de colons fous prêts à tuer. Les colons leur ont dit très clairement : « Si vous ne partez pas, nous brûlerons les grottes avec vous à l’intérieur ». Les gens ont senti que c’était trop dangereux, pour eux et pour leurs enfants, et ils sont partis. Ils sont allés à Yatta, la seule option c’est Yatta.


Y a-t-il des actions que vous pouvez mener pour faire face à la violence des colons et de l’armée ?


Wallah, ça fait peur. Si tu sors de chez toi pour aller dans ton jardin, ils peuvent te tirer dessus. Nous avons essayé une fois parce qu’ils ont rasé un jardin où nous faisions des activités. Mais dès qu’on s’est approché du jardin, ils ont commencé à tirer. Les colons ont planté des drapeaux israéliens partout sur nos terres, sur les terres de ma famille. Sur [la colline de] Khelly, où nous avons créé ce jardin, si près de la tombe de ma grand-mère, ils ont planté dix drapeaux après avoir rasé le jardin au bulldozer. Ils ont tout détruit : les arbres, les pierres, le puits d’eau, tout.



Le potager de la famille Hurraini sur la colline de Khelly, mai 2022.

Sur le fond à gauche, la colonie de Ma’on et dans le bois à droite,

l’avant-poste de Havat Ma’on. Photo : Caterina Bandini

 

Qu’en est-il du collectif que tu as fondé, Mothers of Sumud ?


Le jardin de Mothers of Sumud était une idée pour soutenir les femmes et pour honorer la mémoire de ma grand-mère quand elle est décédée. Pour tout le monde ici, c’est une icône de la résistance non violente : elle s’est battue toute sa vie pour protéger cette terre. J’ai donc décidé de faire quelque chose pour ce jardin, d’en faire un endroit agréable où les femmes pourraient passer du temps. Aussi parce qu’ici il n’y a pas de parc ou d’endroit où les femmes peuvent se retrouver et se détendre. J’ai donc eu l’idée d’un jardin où nous pourrions planter beaucoup d’arbres. Bien sûr, l’objectif principal est de protéger la terre et de trouver un endroit où les femmes et les enfants puissent s’amuser. Nous avons commencé il y a trois ans, lorsque ma grand-mère était encore en vie, mais elle nous a quittés en cours de route et je lui ai en quelque sorte promis de continuer à faire ce que nous avions commencé ensemble. L’armée est venue et a détruit au bulldozer tout ce à quoi nous travaillions depuis trois ans.


Vous avez toujours moyen de vous rencontrer, avec les autres femmes du village et des villages autour ?


Oui, nous poursuivons les rencontres. J’ai lancé un autre projet de soutien psychologique pour elles car, depuis le 7 octobre, la situation des femmes est devenue très difficile, avec leurs maris et leurs enfants 24 heures sur 24 à la maison, sans aucune chance de trouver du travail. Elles n’ont même pas quitté la région depuis le 7 octobre : on parle de quatre mois passés à la maison et dans l’enceinte du village. J’ai lancé ce nouveau projet en faisant venir une psychologue pour faire quelques séances collectives, pour aider autant que je le peux. La psychologue avait l’habitude de venir en transports, ce qui signifie qu’elle s’arrêtait à Hébron, puis marchait un peu pour trouver un service jusqu’à Yatta, puis jusqu’à Al-Birkeh, pour enfin traverser la bypass road à pied. Un long voyage, mais al-hamdu lillah elle a réussi. Parfois elle a passé la nuit ici parce que la route était fermée et qu’elle ne pouvait pas rentrer chez elle. Les femmes qui ont participé aux rencontres étaient tellement heureuses que quelqu’un leur demande « Comment allez-vous ? Comment vous sentez-vous ? Comment passez-vous le temps ? Comment vont vos enfants ? », parce que tout le monde est occupé avec la guerre et personne ne s’occupe des femmes et des enfants, qui souffrent de cette situation.




La rue principale du village depuis la maison des Hurraini, été 2013.

Photo : Caterina Bandini

 

Les militant·es israélien·nes et internationaux·ales sont-iels toujours présent·es dans la région ?

 

Des militants italiens sont revenus récemment, ils habitent dans le village. Depuis le 7 octobre, des Israéliens et des militants américains sont également venus documenter ce qui se passe. Les Israéliens et les internationaux sont les seuls à pouvoir se déplacer librement et ils ont également été violemment attaqués par des colons et des soldats qui leur demandaient pourquoi ils soutenaient les Palestiniens. Ils les détestent parce qu’ils s’opposent à l’occupation, ils leur ont tiré dessus, ils les ont arrêtés, ils les ont battus, comme cela a été le cas dans d’autres villages aussi.

 

Le 7 octobre n’a rien changé à notre relation. Même s’il y a un peu moins de gens qui viennent maintenant, c’est toujours une bonne chose qu’il y ait une présence internationale pour documenter la situation. La pression exercée sur les Palestiniens est moins forte lorsque des internationaux sont présents. Aujourd’hui, les colons se moquent de savoir qui tu es, quelle est ta nationalité ou ton passeport : ils s’en fichent, ils attaquent tout le monde. Mais au moins les Palestiniens peuvent sentir qu’il y a quelqu’un à leurs côtés, qu’ils ne sont pas complètement seuls comme à Gaza. Certaines personnes viennent dormir ici et documenter ce que font les colons. C’est important de montrer au monde ce qui se passe. Pour ça, la présence israélienne et internationale est très importante.

 

Qu’est-ce que devraient faire, d’après toi, les mouvements de solidarité internationale, notamment ici en Occident ?


Il faut faire pression autant que possible sur les gouvernements occidentaux pour qu’ils ne restent pas silencieux et qu’ils prennent des mesures pour arrêter ce qui se passe. Nous remercions tous ceux qui sont solidaires de la Palestine et qui organisent plein de manifestations. Nous les voyons. Je reçois beaucoup de messages de solidarité de partout dans le monde. Il ne faut pas s’arrêter pour accentuer la pression et influencer les décisions des gouvernements.


Propos recueillis par Caterina Bandini

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