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  • Photo du rédacteurThomas Vescovi

Ce que j’ai vu à Gaza

Dernière mise à jour : 7 mai

Depuis six mois, les ONG humanitaires alertent sur la gravité de la situation dans la bande de Gaza, alors que l’entrée d’équipes médicales internationales ne se fait qu’au compte-goutte. Le témoignage du médecin urgentiste Raphaël Pitti constitue un plaidoyer implacable contre la politique et la stratégie militaire d’Israël à l’encontre de la population palestinienne.


Raphaël Pitti


Ses premiers terrains de guerre, Raphaël Pitti les a connus par le biais de l’armée française en tant que médecin militaire : ex-Yougoslavie, Liban, Mayotte, Djibouti… Anesthésiste-réanimateur, professeur agrégé en médecine d’urgence et de catastrophe, il quitte le ministère de la Défense en 2004, avec le grade de médecin général, au profit du milieu hospitalier civil, tout en poursuivant ses activités d’enseignant. Expert français auprès de l’OTAN pendant quatre années, il consacre la seconde partie de sa carrière à des activités humanitaires au sein de l’Union des organisations de secours et de soins médicaux (UOSSM), en Syrie à partir de 2012 puis en Ukraine dès 2022.

 

Sur ces terrains, il participe à la mise en place de centres de formation au bénéfice du personnel civil : environ 34 000 Syriens et 5 000 Ukrainiens, infirmiers comme médecins, ont ainsi pu être préparés à l’afflux massifs de blessés, y compris lors d’attaques chimiques. Du 22 février au 6 mars 2024, Raphaël Pitti a fait partie de la première délégation d’humanitaires à pouvoir entrer dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023. Au moment de la publication de cet article, il s’y trouve de nouveau pour coordonner l’installation de six centres pour la prise en charge de besoins médicaux primaires (pathologies aiguës et chroniques), en partenariat avec Médecins du Monde et Caritas International.


Quelle connaissance aviez-vous des terrains israéliens et palestiniens ? Quand êtes-vous allé pour la première fois en Israël ou dans les Territoires palestiniens occupés ?

 

Mes activités m’ont amené à deux reprises à être invité par l’ONG de médecins palestiniens PalMed à tenir des conférences pour leurs équipes. De là a germé l’idée de créer un centre de formation à la médecine d’urgence à Gaza. C’était il y a cinq ans. Nous avions réalisé l’ensemble des démarches administratives. Le ministère français des Affaires étrangères m’avait obtenu l’autorisation d’entrer dans l’enclave palestinienne, via le checkpoint d’Erez en Israël. Arrivé au point de passage israélien, on m’a empêché d’entrer au motif que la situation n’était pas stable.


Les autorités consulaires françaises m’ont expliqué combien il était difficile de faire passer du matériel médical dans Gaza : soit il est bloqué aux checkpoints, soit il est délibérément cassé avant d’entrer. À titre d’exemple, l’hôpital européen situé à Khan Younès avait besoin d’un scanner, ils n’ont pu le faire entrer qu’à la condition qu’il soit acheté en Israël. Le Consulat m’avait présenté une situation injustifiable où les autorités israéliennes maintiennent le service médical de Gaza dans une pénurie constante et de manière arbitraire.

 

À partir du 7 octobre 2023, quelles ont été les étapes pour entrer dans la bande de Gaza ?

 

Étant déjà en relation avec des ONG humanitaires israéliennes, notamment Natan, je les ai contactés dès le 9 octobre pour savoir s’il y avait un besoin de personnel humanitaire pour la prise en charge de blessés de l'attaque du Hamas mené le 7 octobre. Nous ne connaissions pas encore le bilan exact des victimes. Notre offre a été déclinée car les ONG israéliennes ont pu compter sur la mobilisation rapide des réservistes, y compris les expatriés.


En apprenant qu’Israël coupait l’eau et l’électricité dans la bande de Gaza, organisait la pénurie de nourriture, tout en bombardant, détruisant et encerclant, y compris les hôpitaux, il était clair qu’une aide rapide devait être mise en place pour la population palestinienne. Nous avons tout de suite fait face à ce problème majeur : les autorités israéliennes ne laissent rien ni personne entrer. C’est la première fois que nos équipes sont confrontées à une telle situation d’interdiction d’entrer sur zone pour secourir les populations civiles. J’ai connu des situations où il fallait entrer clandestinement, mais les entrées et sorties étaient finalement possibles.


Dans la bande de Gaza, il s’agit de tout mettre en œuvre pour empêcher l’entrée d’humanitaires, et les prendre pour cibles s’ils y parviennent. Cela démontre une volonté claire de destruction de la population palestinienne, accréditée par les déclarations de dirigeants israéliens qui assimilent les Palestiniens à des animaux ou par les discours de de commentateurs qui laissent entendre que l’usage de la bombe atomique sur Gaza serait légitime.


La vision que j’ai d’Israël ne sera plus jamais la même, et je crois que cela traverse les opinions européennes : cet État accepte et tolère de placer une population dans une situation de famine, de faire entrer brutalement ses soldats dans les hôpitaux pour tuer, de bafouer ostensiblement les droits de l’homme et de ne respecter aucune règle du droit humanitaire. Pour Israël, seule la force vaut loi. Toute cette action violente, toute cette souffrance causée au peuple palestinien, une population innocente qui n’a pas participé au 7 octobre, n’a que faire de préserver la vie des civils.


Prenons un exemple. Lorsque des milliers de Syriens ont fui vers la Jordanie, les autorités du royaume n’avaient aucune envie de les accueillir. Toutefois, elles ont accepté l’installation de camps par le HCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés), notamment celui de Zaatari qui compte des centaines de milliers de personnes. Nous sommes en plein désert jordanien et pourtant un dispositif sécuritaire a été mis en place pour gérer la sortie des gens avec des étapes d’enregistrement, d’interrogatoire, de contrôle médical et une distribution de denrées alimentaires. Le tout en présence de la Croix rouge international qui assure à chacun une place dans le camp. Pourquoi l’État israélien n’est-il pas capable de faire la même chose dans le désert du Néguev ? Si sa volonté est de trouver les otages et de détruire le Hamas, il peut agir sans prendre toute la population pour cible.

 

À quoi avez-vous été confronté en arrivant sur place ?

 

Nos partenaires de PalMed nous avaient informé de la prise pour cible des hôpitaux, d’un service médical saturé souffrant d’un manque de matériel et de médicaments. Nous avons pu entrer en nous greffant à une équipe d’humanitaires états-uniens de l’organisation Rahma. Grâce à ses relations étroites avec le Qatar, Rahma a pu négocier l’ouverture d’une première mission humanitaire.


Nous étions une équipe de sept, positionnée à l’hôpital européen de Khan Younès. D’emblée nous avons été confrontés à une véritable situation de chaos, au point où pendant les premières heures nous interrogions notre utilité. Il y a tellement de monde qu’on ne parvient pas à comprendre qui est qui : à chaque arrivée de blessés, vous avez plusieurs personnes qui s’affairent autour des corps, parlent, crient, auscultent, mais sans que nous puissions comprendre les compétences de chacun.


Environ 3 000 personnes sont installées dans l’enceinte de l’hôpital européen et au moins 25 000 autour. Ce sont essentiellement des gens qui ont un besoin de santé primaire, de consultation pour maladie aiguë ou chronique… L’hôpital fait ainsi office de polyclinique, mais les médecins sont tellement pris par le service d’urgence que les malades s’y pressent pour espérer pouvoir consulter. Cela sature le service et complique la prise en charge des polytraumatisés, touchés par des bombardements ou des tirs, obligeant parfois à soigner des blessés à même le sol.

 

Aucune autorité n’est présente pour faire la sécurité ou tenter d’organiser les services ?

 

À première vue, vous ne voyez pas de police parce que les agents ont enlevé tout signe distinctif par crainte d’être assimilé au Hamas et de devenir une cible. J’ai pu les distinguer grâce à leurs blousons noirs, faisant office de vigile à l’entrée des hôpitaux. Lors d’une visite à l’hôpital émirati, installé à Rafah, nous avons eu un entretien avec le vice-ministre de la Santé et ses équipes. Ces autorités essaient de faire tenir un service de santé avec les installations encore en fonctionnement, notamment la répartition du personnel médical ayant fui le nord, ainsi que la réception et distribution des médicaments reçus de l’Organisation mondiale de la santé en veillant à ce qu’ils ne finissent pas au marché noir. C’est une administration complètement démunie qui ne peut que constater la destruction de tout ce qu’ils entreprennent. Par exemple, pour éviter la saturation des services d’urgence, ils ont installé des postes de polycliniques, comme à l’hôpital Nasser de Khan Younès, à l’extérieur de l’enceinte. Sauf que l’hôpital a fini par être encerclé et tout le travail anéanti.


L’administration de la bande de Gaza tente de tenir bon alors que tout s’effondre autour d’elle. Rafah est une ville de 240 000 habitants qui compte aujourd’hui 1,4 millions de personnes  en plus à cause de l’afflux des réfugiés. Tous les conduits sont bouchés et les poubelles s’amoncellent car le service de ramassage des ordures est à l’arrêt faute de carburant. C’est le même problème dans toutes les zones concernant les gravas : l’absence d’essence empêche les machines de fonctionner et de déblayer. Les familles mettent des affiches sur les gravas pour prévenir que leurs proches sont en dessous, en espérant que des recherches pourront rapidement avoir lieu et ainsi récupérer les corps.

 

Le nombre de victimes est aujourd’hui estimé à 34 000. Comment percevez-vous les discours qui appellent à s’en méfier, car la source principale est le ministère de la Santé lié au Hamas ?

 

Je suis resté deux semaines dans la bande de Gaza. J’ai vu chaque jour défiler des gens grièvement blessés destinés à une mort certaine ou des cadavres. Si je fais un calcul simple en multipliant par le nombre de jours, il est évident que le nombre de 30 000 est tout à fait plausible. Mais on doit prendre en compte aussi le fait que toutes les victimes ne peuvent pas être recensées : celles sous les décombres ou les morts de pathologies chroniques. Ces dernières ne sont pas comptées parmi les victimes de la guerre.


Le cas emblématique est cette jeune femme de 24 ans, diabétique depuis ses 12 ans, et enceinte de sept mois. Elle arrive à l’hôpital car elle n’a pas d’insuline, manque de nourriture et fait l’une des formes de complication les plus graves liées au diabète à savoir un coma acidocétosique : les cellules n’ayant pas de sucre utilisent les corps gras comme moyen d’énergie, créant une acidose où le sang devient très acide, menant au coma. Cela a provoqué la mort de son bébé. Pour sauver cette femme, il aurait fallu s’appuyer sur un laboratoire en état optimal de fonctionnement, ce qui dans les conditions actuelles n’est pas possible. Elle est morte le lendemain.

 

Deux évènements majeurs liés aux questions humanitaires ont marqué l’actualité ces dernières semaines : la destruction de l’hôpital al-Shifa, le plus grand de la bande de Gaza, et le bombardement d’un véhicule de l’ONG World Central Kitchen, causant la mort de sept humanitaires internationaux. Pensez-vous qu’un risque pèse aujourd’hui sur l’ensemble des internationaux présents à Gaza ?

 

Le risque est réel, mais le personnel humanitaire sait qu’il n’y a pas d’engagement sans risque. Quiconque est témoin du dénuement de cette population comprend qu’il y a une urgence à agir et à lui apporter de l’aide. Le plus troublant c’est qu’il y a de la nourriture à acheter à Rafah : des boîtes de conserve, des cubes de fromage, quelques fruits et légumes… Mais les déplacés sont partis très rapidement, ils n’ont plus rien. Les banques ont fermé. Résultat : les gens n’ont pas d’argent. À Rafah, vous avez plus d’un million de personnes, totalement désœuvrées, qui errent : c’est une foule immense qui circule dans les rues, au point que vous parvenez très difficilement à vous déplacer. Le souk, qui fait office de petit marché, est à proximité et cela crée une situation de tension extrême au quotidien, à la limite de l’émeute.


C’est la raison pour laquelle il y a tant de désordre lorsque les camions d’aide humanitaire rentrent. Avant même le début de la distribution, certains essaient de monter dessus pour s’emparer de colis, provoquant des bousculades. Cette population subit une déshumanisation à tous les aspects. L’absence d’eau, par exemple, empêche de se laver ou d’assurer une hygiène de base, alors même que beaucoup de familles vivent à même les trottoirs dans des abris de fortune.


Dans tous les terrains de guerre où je me suis rendu, j’ai toujours fait le même constat : il y a peut-être pire que de tuer quelqu’un, c’est de lui retirer sa dignité. Tout cela constitue des crimes de guerre et contre l’humanité, sous les yeux de la communauté internationale. Tout le monde est au courant de ce qui se passe aujourd’hui dans la bande de Gaza.


Il est par ailleurs absolument faux de dire que l’armée israélienne agit comme les troupes occidentales à Mossoul ou à Raqqa lors de la guerre contre Daesh. J’y étais. Les gens avaient de quoi manger et ceux qui n’étaient pas partis avaient fait des provisions. Ces populations civiles se sont retrouvées piégées dans ces villes, mais nombre d’entre elles ont pu sortir ou s’abriter dans des caves pour se protéger. À Rafah, comment voulez-vous que 1,4 million de personnes contraintes de vivre dans la rue puissent s’abriter ou se protéger ? On les enferme dans une véritable prison à ciel ouvert et on continue de tirer. Où peuvent-ils aller ? Où peuvent-ils obtenir à manger et à boire ? J’étais présent à Alep, ville assiégée, et même là je n’ai pas ressenti un tel enfermement que celui visible à Gaza. Rafah est un étouffoir, la dernière étape de gens qui ont tout perdu et ne savent plus où aller.

 

Comment votre témoignage et ceux de vos collègues sont-ils reçus par la classe politique française ?

 

Nos témoignages sont d’abord entendus par ceux qui ont organisé des auditions parlementaires, à savoir des composantes de la NUPES. En dehors du Parlement, nous avons été reçus par la cellule diplomatique de l’Élysée. Nous sommes tenus informés de la situation par le cabinet du ministre de la Défense. Pour avoir davantage de poids, nous avons constitué un collectif de cinquante-sept ONG internationales dont les déclarations exigent sans attendre un cessez-le-feu et la libération inconditionnelle des otages. Nous pensons également qu’un embargo sur les armes doit être imposé à Israël dès lors que cet État ne respecte pas les résolutions onusiennes. En refusant d’appliquer le règlement international, Israël se place en dehors de la communauté internationale et devient un État paria qu’il convient d’isoler.


La France, par la voix de notre Président, pourrait se mettre dans l’action en commençant par déclarer un ultimatum humanitaire accompagné de menaces de sanctions économiques. Diplomatiquement, nous pourrions rappeler notre ambassadeur ou convoquer l’ambassadeur israélien. Nous disposons de nombreux leviers que nous avons su mettre en œuvre lorsqu’il s’agissait de la Russie. Comment les Occidentaux pensent-ils, demain, pouvoir donner des leçons de droits humains au reste de la planète ? Seules les actions comptent dans l’Histoire, pas les paroles.


Propos recueillis par Thomas Vescovi

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