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Des cartes pour une bibliothèque décoloniale

Photo du rédacteur: Clémence VendryesClémence Vendryes

Clémence Vendryes, membre du comité de rédaction de Yaani, géographe, enseignante à la Sorbonne Université.


Palestine-Israël, une histoire visuelle (Editions du Seuil, octobre 2024) est un manuel qui construit un récit clair et éclairé sur l’histoire de la Palestine et de la naissance de l’État israélien. Par la narration et les cartes, ses co-auteurs, Dominique Vidal et Philippe Rekacewicz, rendent accessibles des enjeux politiques et territoriaux complexes, dépliant un kit de pensée visuelle de première nécessité.


Palestine-Israël, une histoire visuelle, Dominique Vidal et Philippe Rekacewicz
Palestine-Israël, une histoire visuelle, Dominique Vidal et Philippe Rekacewicz

Cher lecteur, chère lectrice,


Débutant·e ou initié·e à la question palestino-israélienne, s’intéresser au conflit israélo-palestinien ou approfondir sa compréhension de la colonisation israélienne, exige le choix d’un livre suivant deux principes :

  • un livre qui prend la peine d’expliquer la constellation d’acteur·ices et la prolifération des frontières au cours du temps,

  • un livre qui s’inscrit dans le paradigme colonial, établi par les sciences humaines et sociales, afin de mener une véritable critique du projet étatique israélien.


L’ouvrage du journaliste et historien Dominique Vidal et du géographe et cartographe radical Philippe Rekacewicz remplit ces deux critères. C’est un nouveau manuel, fondamental pour embrasser l’ensemble des enjeux historiques, territoriaux et politiques des espaces palestino-israéliens.


Entre « écriture narrative et écriture cartographique »


Se rapprochant d’une conversation, l’ouvrage fait alterner deux voix dont l’oralité rend les siècles et la multiplicité des acteur·ices plus faciles à aborder. Cette familiarité de l’écriture n’est pas seulement lisible dans le ton des deux auteurs, elle se retrouve aussi dans leur maîtrise et leur connaissance de longue durée des espaces palestino-israéliens. Chacun à leur manière, ils documentent depuis plus de quarante ans les avancées et les violences de la colonisation israélienne.


Cet ouvrage serait la rencontre entre un dossier du Monde diplomatique, un Atlas historique de Georges Duby et un cours magistral. Il est d’autant plus précieux qu’au sein de l’université et des médias français, les paradigmes décoloniaux pour traiter des espaces israélo-palestiniens demeurent marginaux. Cette dimension fondamentale est illustrée par deux cartes à l’échelle mondiale qui réinscrivent les enjeux de l’indépendance de la Palestine dans ceux de colonisation du monde par les puissances dites occidentales (p. 106-109).


« Une nation a solennellement promis à une deuxième le territoire d’une troisième »

Citation d’Arthur Kœstler, après la déclaration Balfour en 1917 (p. 24)


L’ouvrage suit une chronologie linéaire de la fin du XIXe siècle jusqu’aux effets destructeurs de la guerre génocidaire débutée le 7 octobre 2023. Les premières pages sur les méandres des arrangements coloniaux des empires européens jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la démultiplication des frontières au Moyen-Orient ne sont pas les plus évidentes à suivre, mais les illustrations permettent de garder le fil. Si vous ne comprenez pas tout aux petits arrangements entre grandes puissances, ne vous découragez pas : prenez le temps de lire les chapitres suivants, pour découvrir la richesse des documents qui rythment la lecture.


La narration cartographique démultiplie les échelles avec des cartes régionales, nationales et locales très variées. Une carte est en général la vision synthétique et synchronique d’un espace à un moment donné. Ce point de vue est complété par des cartes comparées et des graphiques statistiques pour proposer une approche diachronique, qui met en exergue l’avancée incessante de la colonisation israélienne et les violences exponentielles perpétrées à l’encontre du peuple palestinien. La majorité des cartes sont à l’échelle de la Palestine historique afin d’en illustrer les évolutions militaire, démographique et politique. Ce découpage est détaillé par une série de cartes à l’échelle de la Cisjordanie, avec les colonies mises à jour au 31 mars 2024, ainsi que par quelques cas d’étude, presque trop rares, pour montrer le quotidien de la colonisation, à l'instar d’Hébron et d'Al-Araqib (p. 168).


« Prendre le temps d’expliquer chaque situation, jamais au détriment des conditions de vie inhumaines de l’ensemble du peuple palestinien, quel que soit leur statut, habitant·es de Cisjordanie, résident·es de Jérusalem-Est, réfugié·es de l’intérieur et de l’extérieur, exilé·es. »

Cet arrêt sur village n’est pas anodin : il cartographie un village bédouin qui n’existe pas sur les cartes israéliennes. Cette visualisation va au-delà de la colonisation, posant la question de la cartographie dominante, dont les conventions, le système métrique et la sémiologique graphique ont été déterminées par les puissances européennes coloniales.


La cartographie ne correspond pas au pratiques spatiales des peuples nomades : il est d’autant plus facile de les faire disparaître des cartes que leur fonctionnement socio-économique sur des territoires transitoires, multi-localisés et renégociés entre tribus, ne rentre pas dans le schéma de pensée euclidienne et souverainiste (Marion Lecoquierre, Emplaced resistance in Palestine and Israel, The cases of Hebron, Silwan and Al-Araqib, 2022). Le désert du Néguev, Naqab en arabe, est souvent sous-représenté sur les cartes officielles israéliennes : un espace désertique, perçu comme vide, jusqu’à parfois être coupé de la carte, remettant en cause l’intégrité territoriale d’Eretz Israel pourtant si violemment acquis.


Le livre s’achève par un focus sur « Une brève histoire de Gaza » avec des cartes inédites, à l’instar de celle intitulée « Gaza ravagée et dévastée, 2023-2024 » (p. 218). Ce changement d’échelle pour comprendre le niveau de destruction des espaces de vie des Palestinien·nes de Gaza est nécessaire, mais ne s’arrête pas à l’étau colonial de Gaza. Ne tombant dans aucun écueil du traitement médiatique habituel et de la hasbara, les auteurs replacent systématiquement les destructions décrites dans la temporalité des soixante-quinze dernières années (p. 220).


Les dernières pages passent de Gaza à la situation des Palestinien·nes de Cisjordanie, puis des Palestinien·nes de Jérusalem et enfin des Palestinien·nes de la diaspora. Ces dernières pages constituent donc un modèle contre-rhétorique à destination des médias et de toute personne qui prend la parole pour parler de Palestine-Israël : prendre le temps d’expliquer chaque situation, jamais au détriment des conditions de vie inhumaines de l’ensemble du peuple palestinien, quelque soit leur statut, habitant·es de Cisjordanie, résident·es de Jérusalem-Est, réfugié·es de l’intérieur et de l’extérieur, exilé·es.


Aux sources du savoir et du pouvoir


Un des points forts d’Une histoire visuelle est de donner accès dans un ouvrage grand public à des sources variées, palestiniennes, israéliennes, anglaises, qui non seulement incarnent les différents points de vue des acteurs politiques, mais également les lieux de production de savoir sur le conflit israélo-palestinien. C’est ce niveau de clarification qui rend l’ouvrage à la fois plus rigoureux et plus vivant dans son traitement des récits idéologiques sur la terre d’Israël et l’État de Palestine.


Ce travail est permis par une série d’encadrés qui présentent un accord diplomatique, une carte historique ou une archive photographique. Ces encadrés sont l’épine dorsale du livre, proposant un éclairage original sur certains évènements, certaines décisions, tout en donnant à voir le travail de recherche d’un historien et d’un géographe. Ils prennent le temps et l’espace de montrer à la fois la mise en place du projet colonial juif en Israël, et la difficulté pour les acteur·ices palestinien·nes d’étudier leur peuple et leur territoire afin de produire à leur tour des savoirs nécessaires à leur gouvernance dans le cadre de leur droit à l’auto-détermination.


Archives et cartes sont elles-mêmes des enjeux de cette guerre coloniale comme le montre le pillage du centre d’étude de Beyrouth en 1982 par l’armée israélienne (Markez al-Abḥāth fondé par l’OLP en 1965, p. 126-127) ou la « carte mentale » de Mahmoud Abbas, qui n’a pas eu le droit d’étudier la carte proposée par Ehud Olmert en 2008 (p. 210). Cette violente réalité entre un gouvernement qui prend en otage un plan de partage sans donner à celui d'en face les moyens de s’approprier cette « solution », avant de la signer, permet de déconstruire le récit de rencontres entre « homologues », lors de négociations toujours plus asymétriques (p. 207).


Ehud Olmert, George W. Bush et Mahmoud Abbas lors de la conférence d'Annapolis en 2007.
Ehud Olmert, George W. Bush et Mahmoud Abbas lors de la conférence d'Annapolis en 2007.

Le compte et le décompte des informations, ensuite représentées graphiquement, peuvent être issues de travaux de recherche, de recensements officiels, d’organes de l’ONU sur place, d’associations palestiniennes et israéliennes, mais aussi du dénombrement de visu des maisons portant un drapeau israélien à Jérusalem-Est afin de déduire au plus près le nombre de colons qui y résident illégalement, puisque ce chiffre n’existe pas dans les recensements israéliens (p. 232). Dans cette logique explicative de la production de savoirs situés, les encadrés, tout comme les cartes, auraient pu avoir des légendes davantage mises en valeur pour donner plus d’importance aux sources des jeux de données et des cartes mobilisées dans la réalisation des documents. Si les conventions sont respectées, les éléments qui conditionnent la production des cartes auraient pu être visibles, dans le cadre original d’une histoire visuelle qui fait dialoguer écriture narrative et écriture cartographique.


Un livre et un lieu pour s’éduquer


Aucun livre ne peut promettre de vous faire tout comprendre, mais cet ouvrage peut promettre de ne pas vous donner l’impression que le conflit israélo-palestinien est trop compliqué à comprendre. Par la narration et les cartes, les deux auteurs rendent accessibles des enjeux politiques et territoriaux complexes, dépliant un kit de pensée visuelle de première nécessité.

 

Cette recension s’ajoute aux multiples ouvrages des scientifiques qui ont été publiés l’année dernière pour éclairer les enjeux politiques en Palestine-Israël et leurs résonances, martelant que l’histoire ne commence pas le 7 octobre 2023 et que la géographie ne s’arrête pas au pied du mur de séparation. Ce livre n’est pas un camion de nourriture, d’eau potable ou de tentes qui franchit le checkpoint d’Erez pour aider les Palestinien·nes de Gaza à survivre jusqu’à demain. Le romancier palestinien de Gaza Yousri Al-Ghoul rappelle cependant qu’il ne faut pas s’arrêter de lire et que notre bibliothèque critique ne doit pas cesser de grandir. Les bibliothèques, librairies et universités font partie des lieux ciblés et systématiquement détruits par l’armée israélienne dans la bande de Gaza — mais également à Jérusalem et en Cisjordanie occupées.


Le 9 février 2025, le Shin Bet, le service des renseignements intérieurs israélien, a arrêté Ahmed et Mahmoud Muna, deux libraires palestiniens de Jérusalem, et pillé les rayons de l’Educational Bookshop, pour « incitation à la haine et au terrorisme » en raison des livres qu’ils vendent [1]. La papeterie de l’Educational Bookshop qui fait face à la librairie, de l’autre côté de la rue, a également été fouillé. Tenu par la famille Muna depuis 1984, la librairie est un des rares lieux encore ouverts de la vie culturelle, sociale et politique palestinienne, dans une ville étranglée par la colonisation. Sur l’artère commerciale centrale de Jérusalem-Est, la librairie se tient au 19 rue Salah ad-Din, à deux pas de l’Institut français Chateaubriand.


Intérieur de l'Educational Bookshop, à Jérusalem-Est occupé (Photographie : Ridwan Yumlu-Schiessl)
Intérieur de l'Educational Bookshop, à Jérusalem-Est occupé (Photographie : Ridwan Yumlu-Schiessl)

On passe forcément devant. Poussez la porte vitrée et entrez boire un thé, achetez une carte postale un peu trop chère, découvrez le mot de passe du Wifi qui se compose en général d'une blague politique sur l’actualité, discutez avec Ahmad ou Mahmoud — et lisez un livre. Les murs sont tapissés, des romans d’Amos Oz et de Susan Abulhawa, des contes pour enfants, des recueils de poésie, des ouvrages sur le droit de la chercheuse féministe Nadera Shalhoub-Kevorkian, le dernier essai d’Ilan Pappé et une anthologie d’auteur·ices gazaoui·es co-édité par Mahmoud Muna. Et sur la commode le long de l’escalier qui mène à la mezzanine, sont posés des manuels d’arabe dialectal, des guides de voyage et des cartes de la région. Ce sont ces ouvrages, ces savoirs formant  et informant les esprits, qui menacent le pouvoir colonial israélien.


[1] Ahmed et Mahmoud Muna ont été relâchés le 11 février 2025, assignés à résidence pendant cinq à huit jours, avec une interdiction de travailler entre quinze et vingt jours.

[2] Le titre de cet article fait référence à la « bibliothèque coloniale » de Valentin-Yves Mudimbe, dans L’invention de l’Afrique : gnose, philosophie et ordre de la connaissance (1988, traduction française de 2021).

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