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  • Paul Elek

Dans les rues d’Al-Khalil - Hébron

Dernière mise à jour : 25 avr.

Par Paul Elek, doctorant en sociologie.


Imaginez huit-cent colons parmi les plus extrémistes, installés au cœur d’une vieille ville palestinienne à l’architecture mamelouk, et protégés dans leur quotidien par plusieurs garnisons de l’armée israélienne. Personne n’est prêt à l’expérience de ce réel, et aucun visiteur n’en revient indemne. C’est dans cette ville que j’ai séjourné pendant deux années, en voici quelques scènes.

 

Entrée d’une colonie dans la vieille ville d’Al-Khalil. Photo : Paul Elek


Il serait difficile de raconter d’un seul trait la riche et longue histoire de la ville d’Al-Khalil, c’est un travail pour les historiens. Le visiteur doit cependant avoir en tête, au préalable, que deux massacres hantent les rues de la ville et ont brisé l’histoire multiséculaire de cohabitation de ses habitants juifs et musulmans. Le cœur de la ville abrite en effet le Tombeau des Patriarches, lieu saint pour les trois monothéismes, où sont disposés les cénotaphes construits sur des tombes attribuées à différents patriarches bibliques, dont Abraham, ainsi que leurs épouses. Le monument est aujourd’hui divisé entre la mosquée Ibrahim et la synagogue Abraham.


En 1929, la Palestine connaît déjà d’importantes tensions. La politique du mandataire britannique, favorable aux organisations sionistes aux dépens des Palestiniens, alimente le ressenti de la population arabe, que les multiples provocations de factions sionistes extrémistes n’aident pas à relativiser. La conséquence la plus dramatique survient le 24 août où une partie de la communauté juive historique est prise pour cible par des habitants d’Al-Khalil : soixante-sept juifs sont tués et des dizaines d’autres grièvement blessés. 435 juifs échappent au massacre grâce à l’intervention de voisins Palestiniens qui s’interposent ou les abritent dans leurs demeures. Pour l’historien israélien Tom Segev : « L’histoire juive recèle peu de faits de salut collectif de ce genre ». Les Britanniques décident d’ordonner le déplacement des juifs de la ville pour parer à de nouveaux heurts.


Dans le sillage de l’occupation militaire de la Cisjordanie à la fin de la guerre de 1967, un mouvement politico-religieux commence dans les années 1970 à revendiquer le droit à s’installer dans la ville en instrumentalisant son histoire juive séculaire. Ils sont portés par un messianisme religieux radical et une ferveur nationaliste extrême. Après avoir essuyé un premier refus de la part des autorités militaires, mais en obtenant l’autorisation de fonder à proximité la colonie de Kiryat Arba, des groupes de colons parviennent à s’emparer et à occuper progressivement plusieurs bâtiments malgré les décisions de la Cour suprême israélienne les condamnant à partir. Le 25 février 1994, espérant torpiller le « processus de paix », un colon venu de Kiryat Arba ouvre le feu sur les fidèles de la mosquée d’Ibrahim, un vendredi de ramadan, tuant 29 Palestiniens et faisant des centaines de blessés.


Après le massacre de 1994 et les émeutes qui s’ensuivent, la ville est progressivement coupée en deux par ordres militaires, puis organisée selon un protocole additionnel aux accords d’Oslo II, négocié en 1997 par le Premier ministre israélien de l’époque, Benjamin Netanyahou. La ville moderne (H1), qui comprend 80 % d’Al-Khalil et l’essentiel de ses 215 000 habitants, est sous contrôle palestinien, tandis que son centre historique (H2) vit sous l’autorité de l’armée israélienne. C’est dans cette zone que 800 colons résident illégalement, au mépris des droits de quelques 30 000 Palestiniens. Laboratoire de la colonisation de la Cisjordanie, Al-Khalil est un microcosme de la vie sous occupation.

 

Sources : OCHA, septembre 2013, The humanitarian impacts of Israeli settlements in Hebron City. Voir Pauline Bosderon, « Le processus patrimonial à Hébron, dans les territoires palestiniens occupés : Accaparements d’une centralité urbaine disputée dans le contexte de la colonisation », in L’espace en partage : approches interdisciplinaires de la dimension spatiale des rapports sociaux [en ligne], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. https://books.openedition.org/pur/141687

 

Pour appréhender Al-Khalil telle que je la découvre en 2015, il faut imaginer une grande ville industrieuse. Femmes et hommes y travaillent sans relâche et font rayonner l’artisanat local. Les camaïeux de fleurs bleues de la céramique rivalisent avec la verrerie pour colorier de reflets vifs les murs des échoppes. Pour les grandes occasions, les broderies de fils rouge et noir habillent les femmes de robes traditionnelles qui font la fierté nationale des Palestiniennes. Cachée derrière ses murs gris, la dernière usine de keffiehs du pays drape des générations de militants d’un bout à l’autre du monde. Ville de négoce, ses commerçants ont, dans tout le pays, la réputation d’être durs en affaires. On y connaît bien mieux la route de la Chine que celle de l’Occident.


Ville étudiante, on y rencontre une jeunesse bouillante d’aspirations apprenant les langues, l’ingénierie, la science politique, la biologie, la religion et qui s’affaire à décrocher le diplôme de ses rêves. Dans les cafés, la voix matinale de Fayrouz est remplacée l’après-midi par le vrombissement des narguilés qui accompagnent les conversations entre amis ou en famille. Dans les villages aux alentours, le raisin et l’olive occupent le monde agricole local et nourrissent les étals des marchés à ciel ouvert du centre-ville. Dans son ciel, le crépitement permanent des feux d’artifices chantonne pour célébrer des mariages incessants, au point de douter qu’il reste encore quelques célibataires. Il pourrait faire bon vivre à Al-Khalil.

 

Entrée de la vieille ville d’Al-Khalil. Photo : Paul Elek


À l’orée de la vieille ville, ceux qui s’aventurent au-delà de Bab Zawya dans les allées du cœur historique déchanteront. Les merveilles architecturales des ruelles couvertes de ce labyrinthe ottoman pourraient susciter le plaisir d’une balade sans cette angoisse existentielle qui suinte dans l’air lourd d’un quartier sous contrôle militaire de l’armée d’occupation. Progressez au-delà du marché aux vêtements et aux légumes, et vous verrez s’épuiser les boutiques ouvertes et se succéder les devantures en fer closes des magasins enfermés dans un vendredi permanent.


Aux vêtements kitch suspendus dans les airs se substituent des grillages de fer qui tapissent les rues d’un plafond de prison. Sur les grilles, des amas de déchets putréfient au grand désespoir des rares commerçants qui persistent sur place. Levez la tête, vous verrez de jeunes hommes et femmes en uniforme militaire, la vingtaine à peine entamée, installés fusils en bandoulière dans une tourelle. Surveillant la population locale, ils occupent leur jeunesse à protéger la communauté de colons extrémistes qui s’est introduite par la violence dans l’ancien cœur battant de la ville. Les mêmes qui s’amusent à jeter depuis les fenêtres de leurs habitations mal acquises des immondices pour décourager les Palestiniens de rester.


Sur l’ancienne place de la mairie, un petit café accueille des vieillards du quartier qui jouent aux cartes en s’insultant copieusement, sans même lancer un regard à l’imposant portail d’acier qui leur fait face. Il entrave l’accès à une ancienne école primaire transformée en yeshiva et en centre culturel par les huit cents colons qui revendiquent la souveraineté de la ville. Le samedi, il arrive même que ce portail s’ouvre et qu’une cohorte de soldats escorte une curieuse visite guidée pour ces illuminés. Suivez les ruelles étroites et les murs de pierres jaunes et vous tomberez sur un checkpoint qui garde l’accès du Tombeau des Patriarches, où juifs, chrétiens et musulmans ont prié pendant des siècles sur la tombe d’Abraham, son épouse Sarah et leurs descendants.

 

Shuhada Street (« rue des martyrs »), vieille ville d’Al-Khalil. Photo : Paul Elek


Dans ce centre-ville d’à peine un kilomètre carré, difficile de déterminer le nombre de rues emmurées, de points de contrôle, d’allées amputées par le fil barbelé ou le béton. Tous les accès qui convergeaient vers l’ancienne artère principale ont été scellés, l’activité économique s’est desséchée, la ville s’est figée. Le marché aux légumes a disparu. On ne s’y procure plus l’or pour les mariages. Des soldats en poste jouent à chat perché avec les enfants des colons pendant que leurs parents déambulent, armes à la ceinture, dans une rue vidée de ses habitants palestiniens.


À l’exception d’une portion infime gardée par un imposant checkpoint, il est interdit aux Palestiniens de pénétrer dans la rue des martyrs (sur le plan, rue Shuhada) et ses alentours, même lorsqu’ils y résident. Ceux et celles qui refusent de partir sont contraints de passer par le toit des voisins pour rejoindre leur maison. Je montre mon passeport français, il suffirait d’agiter n’importe quel passeport étranger au lieu d’une carte d’identité palestinienne, pour obtenir l’autorisation de traverser ce quartier fantôme, comme le nomment les habitants palestiniens de Tel Rumeida, une colline qui offre une vue magnifique sur la vieille ville et ses alentours. Aux fenêtres et aux balcons, de nouveau, des grillages. Dans la maison, un extincteur et une trousse de premiers secours. Sur les murs, des appels à la haine contre les « arabes » car « les Palestiniens n’existent pas ».


Ici, les ambulances ne viennent qu’après avoir reçu une autorisation des autorités d’occupation. Mieux vaut être en bonne santé et prévoir avec justesse la date de son accouchement. Ici, la mort peut frapper à tout moment quand vous passez au moins deux fois par jour par les checkpoints au tourniquet mécanique qui sont votre seul accès au reste de la ville. Sur la colline, des volontaires internationaux accompagnent les écoliers palestiniens pour décourager les colons de terroriser les enfants sur les chemins de l’école. Insultes, harcèlements sont les seules politesses des extrémistes de l’enclave qui cherchent par tous les moyens à provoquer la fureur des habitants déterminés à rester sur place. Au moindre accrochage, la sanction est radicale. L’armée ou la police militaire vous embarque. Qui sait pour combien de temps.


Photo : Paul Elek


Un mot s’impose : apartheid, un régime de séparation fondé sur le racisme. Le seul   aboutissement possible pour le mode de vie suprémaciste des colons. À Al-Khalil, le colonialisme est ostentatoire, revendiqué. Dans ce berceau de l’extrême-droite israélienne, les plus zélés des extrémistes revendiquent la « Judée », reprenant le nom biblique de cette région de Palestine. Selon eux, on ne peut voler une terre donnée par Dieu, toute la terre promise, donc, leur est due. Ni le droit israélien, ni le droit international ne troublent cette avant-garde coloniale dont le fanatisme attise la violence froide et commande la terreur. Certaines nuits, le réveil s'effectue au gré du bruit sourd des portes en fer frappées par les soldats qui effectuent des descentes au hasard dans les habitations. Certains jours, le sang coule. Même en ayant travaillé à documenter les cas d’exécutions extrajudiciaires pour le service juridique de mon employeur, je ne me rappelle plus combien personnes ont été tuées pendant les deux ans de mon séjour. Trop.


Je me rappelle de Hadeel al-Hashlamon, dix-huit ans, criblée de balles car accusée, sans aucune preuve, d’avoir tenté de poignarder un soldat. Une jeune fille face à des soldats à peine plus vieux qu’elle, équipés de mitrailleuses. Un cadavre au sol, recouvert sobrement d’un drap. Les radios des soldats qui s’agitent. Les colons distribuent du thé aux militaires de l’autre côté du checkpoint. Dans la ville moderne qui surplombe la vieille ville, la rumeur se répand. Il y a eu un nouveau martyr. Dans les prochains jours, la tension va monter d’un cran. Ce checkpoint non loin de la place Bab Zawya est une porte vers la mort. Le son des grenades assourdissantes et lacrymogènes détrône les feux d’artifices dans le ciel de la ville. Des jeunes, très jeunes, sont venus par dizaines. Les keffiehs couvrent les visages, les mains ramassent des pierres et testent la solidité des frondes. Ça va péter.


Les soldats, retranchés devant leur mur de fer, luttent face à des enfants. Le nuage est irrespirable, la fumée brûle les yeux. Certains respirent des oignons pour pleurer et évacuer les larmes, d’autres poussés par l’habitude semblent miraculeusement épargnés par le gaz. Les projectiles volent, atteignent rarement leur cible. La confrontation qui semble vaine est rudement symbolique : on ne peut pas laisser passer sans incidence la mort d’une cousine, d’une sœur, d’un ami, d’un frère. Aux coins des rues, la jeunesse se planque et harcèle l’occupant de sa colère vive et démunie. À l’écart, les anciens regardent, sirotent des jus de date et se tiennent prêts à embarquer les blessés en voiture. Je me rappelle ce vieil homme qui me confie qu’il est vain de pointer auprès de ces jeunes l’absence de dénouement de la joute en présence : « Cette génération résiste à sa manière, nourrie de l'héritage de celle de ses parents ». Ces échauffourées fréquentes se déroulent toujours méthodiquement de la même manière. Passez six mois à Al-Khalil, et vous saurez quelles rues de la vieille ville emprunter en temps d’émeutes, pour ne pas courir le risque de recevoir une balle perdue. Il y a quelque chose de glaçant à voir la violence s’installer dans l’habitude.


Dans la ville moderne, on tente d’échapper à la vie d’en bas. Certains ne s’y rendent plus, d’autres nourrissent sa mauvaise réputation de toutes sortes de rumeurs, beaucoup prient pour ses habitants. Personne ne l’ignore. Elle est là, présente comme une autre ville dans la ville, rongée par le sort de tout un peuple opprimé. À la sortie de la ville, et d’autres soldats protègent d’autres colons en partance pour Jérusalem, pour le centre commercial du coin qui leur est dévolu ou pour l’une des milliers de colonies qui ont réduit la Palestine à un triste archipel suffocant. Faites défiler les kilomètres et les miradors des installations militaires qui quadrillent les routes du pays jusqu’au mur de séparation entre la Cisjordanie et l’État colonial israélien. Ici, il n’y a pas d'issue, personne n’échappe au siège de sa vie.    

 

Paul Elek est doctorant en sociologie et diplômé en relations internationales de Sciences Po Paris. Dans le cadre de ses études, puis de sa vie professionnelle, il a séjourné deux ans à Al-Khalil (Hébron) où il a travaillé pour une organisation palestinienne chargée de la réhabilitation de la vieille ville.

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