« Ce ne sont pas de vrais Juifs » : comment la Commission européenne exclut les Juifs critiques d'Israël de l’espace politique européen contre l’antisémitisme
- Yoav Shemer Kunz
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Par Yoav Shemer-Kunz, politiste, attaché au laboratoire SAGE de l’Université de Strasbourg et enseignant à l’Université de Syracuse, Etats-Unis, dans son centre à Strasbourg, membre du Réseau juif européen pour la Palestine.
L’article examine les relations de l’Union européenne avec de nouvelles organisations juives issues de la société civile européenne qui adoptent une posture critique à l’égard d’Israël et du sionisme. Ces groupes s’opposent notamment à la définition opérationnelle de l’antisémitisme adoptée par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), perçue comme un outil de défense d’Israël et du projet sioniste. La Commission européenne les écarte de son groupe de travail sur l’antisémitisme, réservé exclusivement à des organisations juives sionistes. Cette exclusion contribue à éclairer l’orientation pro-israélienne et sioniste de la politique européenne en matière de lutte contre l’antisémitisme.

Dès ses débuts, le mouvement sioniste en Europe a rencontré une opposition marquée au sein même des communautés juives, où de nombreuses voix le percevaient avant tout comme une menace pour les Juifs eux-mêmes. Cette contestation fut portée de façon particulièrement structurée par le Bund, un mouvement socialiste juif actif en Europe centrale et orientale, et resta majoritaire parmi les Juifs européens jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Après la Shoah et la création de l’État d’Israël, les courants non sionistes ou antisionistes sont devenus minoritaires au sein des communautés juives européennes.
Les rapports qu’entretiennent ces derniers avec l’Union européenne restent un indicateur significatif du niveau d’acceptation – ou de rejet – par les décideurs européens de la critique du sionisme et du soutien à Israël.
Pour analyser cette dynamique, cet article se penche sur les liens entre la Commission européenne et deux réseaux juifs présents à l’échelle européenne : European Jews for a Just Peace (EJJP) et European Jews for Palestine (EJP), qui rassemblent des groupes critiques d’Israël dans plusieurs États membres de l’UE. L’analyse s’appuie sur une observation participante menée au sein de ces deux organisations entre 2023 et 2025.
European Jews for Palestine (EJP), fondée en 2024, est composée de 20 groupes affiliés dans 13 États membres de l'UE. Sa ligne politique est plutôt antisioniste : EJP rejette « l'idéologie de la suprématie juive de l'État sioniste » et s'oppose à « 76 ans de nettoyage ethnique, d'occupation et d'apartheid en Palestine par Israël ». Il appelle également à « dissocier le judaïsme de la doctrine coloniale du sionisme et à s'engager pour l'égalité des droits pour tous en Palestine historique, du fleuve à la mer ».
Au sein d’EJP nous trouvons des groupes juifs français, dont l'Union Juive Française pour la Paix (UJFP), TSEDEK! – collectif juif décolonial, ainsi que des organisations soeurs dans d’autres pays européens tels que le groupe Alliance Juive Antisioniste de Belgique (AJAB) ou le MARAD – collectif juif décolonial, basé à Genève.
European Jews for a Just Peace (EJJP), fondée en 2002, réunit huit groupes juifs répartis dans sept États membres de l’Union européenne. Moins engagée que l’EJP dans une critique décoloniale du sionisme, l’EJJP concentre son action sur la dénonciation de l’occupation israélienne des territoires palestiniens depuis 1967 et sur la promotion d’une paix israélo-palestinienne. L’organisation regroupe notamment des structures non sionistes, à l’image de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (UPJB). L'EJJP appelle au retrait d’Israël aux frontières de 1967 et soutient la solution à deux États, tout en gardant le silence sur la question du sionisme. À l’inverse, l'EJP rejette l’ensemble du projet sioniste, qu’il considère comme colonial et raciste, en concentrant son engagement sur la Palestine historique de 1948 plutôt que sur les frontières de 1967.
Au-delà de leurs divergences idéologiques, les deux organisations s’accordent sur leur opposition à la définition de l’antisémitisme proposée par l'International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA).
La définition de l'antisémitisme de l'IHRA
La définition opérationnelle de l’antisémitisme, adoptée par l’IHRA en 2016, protège Israël et le sionisme contre la critique, tout en réduisant au silence le discours anti-colonial sur la Palestine, qu’elle délégitime en le qualifiant d’antisémitisme. Cette définition inclut 11 exemples illustratifs, dont sept sont directement liés à Israël.
L'un de ces exemples stipule que « le refus du droit à l'autodétermination des Juifs, par exemple en affirmant que l'existence de l'État d'Israël est le fruit d’une entreprise raciste », constitue un acte antisémite. Cet exemple interdit l'adoption d'une approche antisioniste de la question palestinienne. Selon la définition de l'IHRA, critiquer le sionisme en tant que projet colonial ou Israël en tant que régime d’apartheid, intrinsèquement raciste, relève de l'antisémitisme.
La Commission européenne et le Conseil de l'UE ont approuvé la définition de l’antisémitisme de l’IHRA et ont encouragé tous les États membres de l’UE à en faire de même. Cette définition n'est pas simplement symbolique ou intellectuelle ; elle sert de véritable outil institutionnel et juridique, permettant de réduire au silence les critiques à l’encontre d’Israël et du sionisme.
À titre d'exemple, en se référant à cette définition, Josep Borrell, Haut Représentant de l'UE pour les affaires étrangères et Vice-Président de la Commission européenne, a déclaré au Parlement européen en janvier 2023 :
« La Commission estime qu'il n’est pas approprié d'utiliser le terme “apartheid” à propos de l'État d'Israël. […] La Commission utilise la définition opérationnelle, juridiquement non contraignante, de l'antisémitisme élaborée par l'International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), comme outil d’orientation pratique et base de son travail pour lutter contre l'antisémitisme. L’affirmation selon laquelle l'existence de l'État d'Israël est le fruit d’une entreprise raciste figure parmi les exemples donnés dans la définition de l'IHRA. »
La Commission européenne s’appuie sur la définition de l’IHRA pour disqualifier les critiques adressées à Israël — notamment celles l’accusant de pratiquer un régime d’apartheid — en dépit des preuves accumulées par de nombreux rapports d’organisations internationales, israéliennes et palestiniennes de défense des droits humains.
Pourtant, selon un diplomate européen, cette prise de position officielle ne reflète pas l’opinion personnelle de Josep Borrell, qui n’aurait découvert le contenu de la réponse qu’après sa publication sous son nom. En réalité, cette déclaration adressée au Parlement européen a été rédigée par Katharina von Schnurbein, coordinatrice de la Commission pour la lutte contre l'antisémitisme et la promotion de la vie juive, puis validée directement par la présidente Ursula von der Leyen.
Cette même coordinatrice joue un rôle central dans la politique européenne sur ces questions : elle a notamment exclu les organisations EJJP et EJP du groupe de travail contre l'antisémitisme mis en place en 2019, à la suite de la déclaration du Conseil de l’UE du 6 décembre 2018, qui visait à adopter une approche commune de la sécurité pour mieux protéger les communautés et institutions juives en Europe.
Contrôler le récit : le monopole sioniste dans l’espace politique européen de lutte contre l’antisémitisme
Dès la création du groupe de travail européen contre l’antisémitisme en 2019, la Commission européenne n’a pas invité l’EJJP à y participer. L’organisation a alors demandé à être intégrée à ces travaux, notamment pour contribuer aux discussions sur la définition de l’IHRA, mais la Commission a rejeté sa demande. En décembre 2020, l’EJJP a déposé une plainte auprès du Médiateur européen. La réponse, publiée un an plus tard, a donné raison à la Commission, qui a justifié son exclusion en arguant que seules les organisations explicitement engagées contre l’antisémitisme pouvaient participer au groupe de travail. Selon la Commission, l’EJJP, focalisée sur des questions de politique étrangère, ne correspondait pas à ce critère.
Cette justification est paradoxale, dans la mesure où la définition de l’IHRA, défendue par la Commission, englobe largement la question israélo-palestinienne, au cœur des préoccupations géopolitiques internationales. En outre, plusieurs organisations juives sionistes qui font partie de ce groupe de travail contre l’antisémitisme sont également engagées sur la question israélo-palestinienne, mais ayant une position politique différente de celle d’EJJP – en soutenant inconditionnellement Israël, comme le Congrès Juif Mondial (CJM) qui « défend activement la légitimité d’Israël à tous les niveaux et soutient l’État hébreu contre les attaques injustes et partiales dont il fait l’objet ».
« L’exclusion des voix juives critiques s’explique par le biais pro-israélien et sioniste qui structure la politique européenne de lutte contre l’antisémitisme, telle qu’elle est définie et promue par des organisations juives sionistes elles-mêmes, sans débat critique. »
Il est intéressant de noter également qu’un des intervenants qui ouvrait la cinquième réunion de groupe de travail sur l’application de la stratégie européenne contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive, qui s’est tenu le 22 et le 23 janvier 2024 à Bruxelles, était l’adjoint de l’ambassadeur de l’État d’Israël auprès de l’UE et de l’OTAN, Jonathan Rosenzweig. Dans son discours, ce diplomate Israélien a précisé que l’attaque du 7 octobre était un acte antisémite car le Hamas apprendrait prétendument à des générations d’enfants à haïr les Juifs. Il a aussi averti que le slogan « de la mer au jourdain » n’est entendu pas uniquement à Téhéran mais aussi à Londres, à Washington, et dans de villes et universités européennes.
Nous constatons que la raison officielle donnée par la Commission n’est qu’une excuse afin de justifier une exclusion politique. En fait, l’exclusion des voix juives critiques s’explique par le biais pro-israélien et sioniste qui structure la politique européenne de lutte contre l’antisémitisme, telle qu’elle est définie et promue par des organisations juives sionistes elles-mêmes, sans débat critique.
Face à cette exclusion, la Commission a proposé à l’EJJP un « dialogue bilatéral permanent », présenté comme une alternative au forum collectif. L’organisation a toutefois rejeté cette proposition, soulignant qu’un tel échange ne saurait remplacer un espace de discussion pluraliste réunissant divers acteurs.
Les faits donnent raison à cette critique. Lors d’une réunion en juin 2023 avec Katharina von Schnurbein, la coordinatrice de la Commission pour la lutte contre l’antisémitisme, des représentants de l’EJJP (dont l’UPJB en Belgique, l’UJFP en France et un groupe suédois) ont présenté, aux côtés du European Legal Support Center (ELSC), un rapport documentant les conséquences concrètes de l’utilisation de la définition de l’IHRA dans plusieurs pays européens.
Le rapport montrait comment cette définition était invoquée pour censurer les défenseurs des droits des Palestiniens et entraver la liberté d’expression, pourtant garantie au sein de l’UE. La réponse de la Commission a été sans appel : von Schnurbein et son équipe ont rejeté l’ensemble des conclusions du rapport. Quelques heures plus tard, un fonctionnaire européen présent à la réunion est allé jusqu’à attaquer publiquement le rapport sur Twitter, le qualifiant de « biaisé » et « mensonger ».
« Ce ne sont pas de vrais Juifs »
La même logique d’exclusion s’applique à l’EJP. Depuis son lancement au parlement européen en octobre 2024, invité par le groupe de Verts et de la Gauche, elle est tenue à l’écart de l’espace institutionnel européen sur la lutte contre l’antisémitisme. En fait, en janvier 2025, l’EJP a été la seule organisation à se voir refuser l’accès à la Conférence sur la mémoire de l’Holocauste organisée par la Commission à Bruxelles, et ce, malgré plusieurs demandes écrites, dont une directement adressée à von Schnurbein en réunion.
Quelques dizaines d’organisations juives, toutes sionistes, y étaient présentes. De même, en avril 2025, ni l’EJP ni ses sections nationales n’ont été invitées au Forum annuel de la société civile sur la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive. Pourtant, cet événement se veut inclusif, réunissant plus de 250 organisations européennes, selon la Commission.
La sélection des participants reflète une tendance claire : cet espace institutionnel européen sur la lutte contre l’antisémitisme est réservé aux organisations juives sionistes. Le panel d’ouverture du Forum 2025 en est un exemple marquant, avec la présence du président du CRIF, Yonathan Arfi, et des représentants du Congrès juif européen (EJC) et de l’Union européenne des étudiants juifs (EUJS). Ce dernier a même exprimé son inquiétude face aux groupes juifs antisionistes, perçus comme menaçants pour l’image du peuple juif.
Ainsi, la définition de l’antisémitisme de l’IHRA agit non seulement comme un outil de cadrage du débat, mais également comme un levier d’exclusion politique, en particulier à l’encontre des voix juives critiques d’Israël.

Pour Katharina von Schnurbein, coordinatrice de la Commission européenne pour la lutte contre l'antisémitisme, l'exclusion des Juifs non sionistes ou antisionistes de l’espace institutionnel qu’elle contrôle, celui dédié à la lutte contre l’antisémitisme, ne semble pas suffisante. Elle cherche également à les marginaliser d’autres espaces institutionnels européens qui s'ouvrent à eux.
Le 19 mars 2025, l'European Network Against Racism (ENAR), une organisation de la société civile européenne et partenaire de la Commission dans sa lutte contre le racisme, a organisé un panel au Parlement européen à Bruxelles, sur le thème du génocide. Parmi les intervenants figuraient Francesca Albanese, rapporteuse de l’ONU pour les territoires palestiniens, Rima Hassan, députée européenne de LFI, un représentant de TSEDEK ! - collectif juif décolonial - , ainsi que d’autres experts en matière de génocide. Face à cet événement, von Schnurbein a exercé des pressions considérables pour annuler le panel ou, à défaut, en modifier la composition. Sa principale opposition concernait la participation de TSEDEK. Selon des sources fiables, elle aurait déclaré lors d’une discussion à huis clos : « Ce ne sont pas de vrais juifs. »
Surmonter les obstacles de l'institutionnalisation : le défi des organisations juives européennes critiques d'Israël
Qui sont, selon Katharina von Schnurbein, les « vrais » Juifs ? La réponse semble évidente : pour elle, les « vrais » Juifs sont ceux qui soutiennent pleinement Israël, c'est-à-dire les juifs sionistes. En excluant les organisations juives critiques envers Israël – qu'elles soient non sionistes ou antisionistes – la position devient encore plus claire.
« Faute d’arguments solides, la Commission de l'UE cherche à remettre en cause la judaïté de ceux qui dénoncent Israël publiquement. »
Mais comment justifier politiquement l'exclusion d'une organisation juive européenne du groupe de travail européen contre l’antisémitisme, malgré ses demandes répétées d’y participer ? Et comment refuser l'accès à une organisation juive à une conférence sur la mémoire de la Shoah ?
L'outil principal utilisé aujourd'hui pour délégitimer et faire taire les critiques d'Israël est la définition de l'antisémitisme de l'IHRA. Adoptée largement au sein de l'Union européenne et de plusieurs de ses États membres, dont la France, cette définition est devenue un instrument central pour protéger Israël de toute critique, sous prétexte de lutter contre l'antisémitisme.
Cependant, cet outil, conçu pour discréditer les critiques non juives d'Israël en les accusant d'antisémitisme, se révèle moins efficace face aux voix juives dissidentes. Il est en effet bien plus difficile d'imputer des motivations antisémites à des Juifs eux-mêmes, même lorsqu'ils s'opposent au sionisme ou dénoncent les politiques israéliennes. Ce paradoxe révèle une faille dans la stratégie rhétorique mise en place par les institutions européennes. Faute d’arguments solides, la Commission de l'UE cherche à remettre en cause la judaïté de ceux qui dénoncent Israël publiquement.
Il serait pertinent d'explorer plus en profondeur cette faille dans la stratégie institutionnelle. Il reste en effet nécessaire de mener davantage de recherches sur l’émergence des voix juives critiques en Europe et leur capacité à proposer un discours alternatif autour de la question palestinienne. Les Juifs non sionistes et antisionistes peuvent-ils remettre en cause le monopole des organisations juives sionistes sur la représentation politique des Juifs en Europe ? Alors que les voix juives critiques d’Israël commencent à se faire entendre dans le débat public et militant européen, le défi de leur institutionnalisation reste encore à relever.