Par Majed Abusalama, chercheur et militant palestinien né dans le camp de Jabalia à Gaza, président de la Coalition of Lawyers for Palestine (Suisse) et de Sumud – The Finnish Palestine Network (Finlande). Traduit de l’anglais par Thierry Bingen et Ouardia Derriche. Publié parallèlement dans la revue Palestine de l’association belgo-palestinienne (ABP).
Depuis le début du génocide en octobre 2023, de nombreux acteurs ont commencé à évoquer le « jour d’après », faisant de la reconstruction de Gaza un autre champ de bataille. Pour certains, reconstruire Gaza est une opportunité de profit ; pour d’autres, un outil de remodelage de la gouvernance politique, voire de démantèlement du projet national palestinien. Quant aux Gazaouis, ils semblent dépossédés de leur propre avenir.
Des intérêts concurrents sont évidents dans les onze plans de reconstruction proposés par des acteurs étatiques, des institutions internationales, des agences de l’ONU, la Banque mondiale, des entreprises privées et d’autres encore. Ce que la plupart de ces plans partagent, c’est une approche néolibérale axée sur le profit, mettant l’accent sur les affaires plutôt que sur la construction d’un État palestinien et sur une politique de prise en compte de l’Histoire, de la mémoire collective, de « l’identité indigène » et de la diversité des trajectoires spatiales du peuple colonisé. Bien que de nombreux plans prétendent « collaborer » avec les Palestiniens, l’approbation par l’UE du plan de 50 milliards présenté en mars par l’Égypte et soutenu par la Ligue arabe illustre une vision de Gaza comme une toile vierge, dépouillée de toute identité.
Reconstruire, mais pour qui ?
Si l’UE cherche vraiment la paix et la justice, son approche doit aller au-delà des modèles imposés par les donateurs et privilégier la participation de la base, l’expertise locale et la responsabilité quant aux conséquences. La reconstruction ne peut pas devenir un autre instrument de contrôle ; ce doit être un processus de libération qui respecte les droits politiques des Palestiniens, leur identité, leur histoire et leur droit au retour. La question fondamentale est celle-ci : la reconstruction doit-elle redonner du pouvoir aux Gazaouis ou reproduire les structures qui les ont effacés ?
Tout cadre de reconstruction digne de ce nom doit mettre en avant des experts de Gaza – architectes, ingénieurs, urbanistes et municipalités – travaillant aux côtés des acteurs palestiniens pour concevoir une stratégie capable de relever l’un des défis de reconstruction les plus énormes et les plus délicats de l’Histoire moderne. Or comment un tel plan pourrait-il être mis en œuvre tant que Gaza reste sous blocus et que les Palestiniens vivent sous un colonialisme de peuplement ininterrompu ? Peut-on envisager un plan qui soit non seulement techniquement faisable mais aussi politiquement juste ? Et surtout : un plan de reconstruction peut-il édifier une ville palestinienne où les Palestiniens se sentent vraiment chez eux ?
« Aujourd’hui, Gaza est un désert : 80 à 90 % des structures endommagées, 65 % du réseau routier détruit, des centaines de milliers de maisons, d’hôpitaux, d’écoles, d’institutions culturelles, de sites archéologiques, d’universités et d’entreprises rasés, et un montant sans précédent de plus de 61 millions de tonnes de gravats – un défi qui submergera toute velléité de reconstruction. »
Aujourd’hui, nous avons affaire à un génocide conçu pour causer un maximum de morts aux Palestiniens et de destructions à leurs villes. Le tapis de bombes incessant et l’utilisation de robots explosifs se sont poursuivis, y compris durant les prétendus cessez-le-feu. Je propose le terme « de-homing » (littéralement « dé-logement ») pour décrire l’effacement délibéré de la mémoire des lieux de vie et de l’expérience du foyer d’un peuple déraciné et forcé de reconstruire son existence dans des espaces inconnus, encore et encore.
Les rapports sur la dévastation de Gaza alertent sur le fait qu’elle dépasse tout ce qui a été observé jusque-là. Aujourd’hui, Gaza est un désert : 80 à 90 % des structures endommagées, 65 % du réseau routier détruit, des centaines de milliers de maisons, d’hôpitaux, d’écoles, d’institutions culturelles, de sites archéologiques, d’universités et d’entreprises rasés, et un montant sans précédent de plus de 61 millions de tonnes de gravats – un défi qui submergera toute velléité de reconstruction. À cela s’ajoute la question de la fluidité : la capacité de déplacer des fonds, des matériaux, des experts et des machines sans passer par les systèmes de taxation et de surveillance colonialistes qui ont profité des efforts de reconstruction inachevés après chaque agression – 2008-2009, 2012, 2014, 2021, 2022 et maintenant lors du génocide en cours depuis 2023.
Le Plan Phoenix : une vision palestinienne de la reconstruction
Le seul plan ayant sérieusement envisagé la réutilisation des gravats dans la reconstruction est le Plan Phoenix, un document-cadre de 200 pages élaboré par des architectes, des ingénieurs et des municipalités de Gaza. Or ce plan a été délibérément ignoré par les nombreux acteurs qui voient la reconstruction de Gaza comme une autre opportunité néolibérale d’accumulation – profitant de la victimisation et de l’effacement de l’identité palestinienne. Parmi ces exemples figure le fantasmatique plan « Riviera de Gaza » porté par Trump, qui imagine un urbanisme hypermoderne façon Dubaï, piloté par des investisseurs étrangers. De tels plans nient notre histoire, notre mode de vie et la réalité d’une population composée à 80 % de réfugiés ayant le droit au retour.
À l’inverse, le Plan Phoenix prend en compte à la fois les aspects politiques et techniques de la reconstruction, offrant la vision la plus ancrée dans la justice – une vision qui respecte les habitants et leur mémoire. Je plaide pour un processus de réintégration dans lequel les Palestiniens de Gaza participent activement à chaque phase de la reconstruction.
« Les approches descendantes, excluant les architectes, les ingénieurs, les travailleurs qualifiés, la société civile et les municipalités de Gaza, sapent l’autodétermination palestinienne. »
Les propositions internationales actuelles négligent systématiquement l’autonomie palestinienne – en particulier l’expertise de ceux qui vivent à Gaza. Ces acteurs punissent hypocritement tous les habitants de Gaza sous l’étiquette de « Hamas », perpétuant la délégitimation de la démocratie palestinienne depuis 2006. Elles révèlent l’écart profond entre la « Palestine » fantasmée par l’Occident et celle vécue par les Palestiniens eux-mêmes. Les Palestiniens à Gaza seront-ils maintenant réduits à de simples victimes-témoins du génocide – privés de souveraineté sur leurs maisons et leur identité territoriale ?
Les approches descendantes, excluant les architectes, les ingénieurs, les travailleurs qualifiés, la société civile et les municipalités de Gaza, sapent l’autodétermination palestinienne – alors même que Gaza compte parmi les populations les plus instruites de la région et du monde.
Enfin, peut-on réellement parler déjà de plans « post-génocide » tant que l’entrée de biens essentiels à Gaza reste conditionnée et restreinte par la violence coloniale israélienne ? Le blocus a déjà calculé les calories nécessaires pour maintenir la population au seuil de survie : qui peut croire qu’il ne calculera pas les matériaux autorisés pour reconstruire ? Tout plan doit s’attaquer directement à cette logique de contrôle qui a systématiquement empêché toute reconstruction durable.
Le besoin urgent d’un plan qui respecte le droit des Palestiniens à l’autodétermination
En tant qu’expert palestinien ayant grandi dans ce laboratoire de gouvernance coloniale qu’est le camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de Gaza, j’appelle les responsables internationaux à assumer leur responsabilité morale : restaurer la confiance dans la consolidation de la paix, la justice transitionnelle et la médiation internationale, tout en garantissant des mécanismes robustes empêchant Israël de contourner les accords censés faciliter la reconstruction. Elle doit aussi résister aux projets – comme la « Riviera de Gaza » de Trump – qui effacent l’identité palestinienne et continuent d’ignorer le droit au retour des réfugiés chassés lors de la Nakba.
Tout plan de reconstruction doit prendre en compte les racines de la lutte palestinienne et considérer l’UE comme partenaire – et non tutrice – des Palestiniens. Le génocide actuel, comme les agressions précédentes, a cherché à détruire non seulement la vie mais l’espoir, en démantelant le tissu social de Gaza. La reconstruction risque de créer de nouvelles dynamiques de pouvoir ou de renforcer l’élite économique de l’Autorité palestinienne, promue par l’UE comme les seuls Palestiniens « légitimes » à diriger. D’où la nécessité d’inclure tous les partis politiques palestiniens, l’expertise locale et la société civile dans un processus réellement démocratique et participatif.
« Israël, ainsi que tout acteur ayant contribué à la dévastation de Gaza, doit être tenu financièrement responsable dans un mécanisme solide garantissant que les auteurs de génocide et de crimes contre l’humanité ne puissent échapper à leurs responsabilités. »
Ainsi, la reconstruction doit-elle répondre à des questions fondamentales : respectera-t-elle le droit au retour ? Intégrera-t-elle des réparations pour une destruction multigénérationnelle – celle des vies et des biens patiemment construits au fil des décennies, mais aussi celle des infrastructures financées par des milliards d’euros d’aide internationale, notamment en provenance des États membres de l’UE ?
Ces États doivent exiger une justice réparatrice : Israël, ainsi que tout acteur ayant contribué à la dévastation de Gaza, doit être tenu financièrement responsable dans un mécanisme solide garantissant que les auteurs de génocide et de crimes contre l’humanité ne puissent échapper à leurs responsabilités. C’est le même principe que l’UE applique lorsqu’elle exige des réparations de la part de la Russie pour l’Ukraine, ou celui qui a permis aux survivants de la destruction des Juifs d’Europe d’obtenir des réparations de l’Allemagne.
Plus que jamais, les responsables politiques et la société civile de l’UE doivent s’engager à renforcer la souveraineté palestinienne, l’autonomie locale et un cadre représentatif issu et porté par la base. Cela exige une conscience aiguë de l’urgence et du fait que le régime israélien, de plus en plus extrémiste et génocidaire, ne collaborera pas de bonne foi. La logique coloniale de peuplement continuera de contrôler la vie palestinienne et de tirer profit du nouveau laboratoire de la reconstruction – via les flux de matériaux, les ports et les ressources fiscales palestiniennes. Démanteler cette dépendance structurelle doit être une priorité de tout futur plan réellement dirigé par les Palestiniens eux-mêmes.











