Par Ron Naiweld, historien du judaïsme au CNRS.
Deuxième article de la série « Le récit biblique face à l’Empire » qui propose une méthode pour lire le récit biblique comme un commentaire critique du processus historique.
« Brasilise suyker werken », Simon de Vries (1682).
Relever la dialectique
Le récit biblique porte sur la relation entre le dieu Yhwh et le peuple d’Israël – ses ancêtres, ses prophètes et ses rois. L’intrigue couvre à peu près 3000 ans, de la création du monde jusqu’à la destruction de « la maison de Yhwh » (le temple) à Jérusalem, et le meurtre du gouverneur nominé par l’occupant babylonien – des événements qu’on date à la fin du VIIe siècle avant notre ère. On appelle ce récit « biblique » parce qu’on le trouve dans des Bibles juives ou chrétiennes. Elles débutent toutes par une série de livres – de la Genèse aux Rois – qui le relatent, et la majorité de leurs autres livres semblent s’y référer.
Au cœur du récit se trouve une relation dialectique entre Yhwh et Israël. Le moteur principal de l’intrigue réside dans la résistance d’Israël face à l’exigence de Yhwh d’être reconnu comme leur unique Elohim. Dans l’univers biblique, Elohim est un terme théologique et politique. Il peut désigner un chef ou un homme puissant. En demandant à Israël de l’accepter comme leur Elohim, Yhwh leur impose de reconnaître sa souveraineté. C’est précisément la résistance d’Israël à cette demande qui fait avancer l’histoire.
Lire le récit comme une légende pieuse revient à effacer cette dynamique dialectique. Quand toutes les fautes sont de la part du peuple, tandis que le dieu reste irréprochable, il n’y plus de place pour l’histoire. Afin de retrouver cette place, je propose de revenir à un moment de l’histoire du récit, à Jérusalem au tournant du IVe siècle avant notre ère. Ce n’est pas nécessairement le moment de son émergence, mais celui aulequel on peut être relativement sûr que le récit a été lu et discuté.
Le terme « époque perse » désigne ici la période de deux siècles s’étendant des conquêtes de Cyrus à celles d’Alexandre, lorsque le centre du pouvoir impérial était situé dans ce pays. À cette époque, Jérusalem était la capitale de la province de Yehud, intégrée à la Transeuphratène (en araméen, Abar-Naharā, « au-delà du fleuve »), une région administrative qui regroupait les provinces situées à l’ouest de l’Euphrate. Il semble que c’est à cette période que l’appellation « Juifs » (yehudim) s’est fixée pour désigner les habitants de la province.
Selon les livres bibliques et d’autres témoignages, le temple reconstruit à l’emplacement de l’ancien était plus modeste que le premier. Cependant, les archéologues nous ont fait connaître l’existence d’un autre bâtiment, proche de Jérusalem, et plus somptueux : le palais du gouverneur, à environ trois kilomètres au sud du temple. Le domaine occupé par le palais servait depuis l’époque assyrienne de centre pour la collecte des produits agricoles et leur distribution dans le réseau impériale. Les fouilles ont également révélé qu’à cette époque, le palais abritait un jardin clos par une muraille, avec des arbres importés d’autres régions sous domination impériale.
Le récit raconté
Les approches critiques des textes bibliques sont guidées par l’idée que ces derniers sont l’expression des auteurs, rédacteurs ou éditeurs qui chercheraient à véhiculer leur vision du monde, souvent à des fins idéologiques. Cette approche est résumée par Spinoza dans son Traité théologico-politique (1670), qui affirme que les livres Genèse-Rois « conspirent à une seule fin, qui est de faire connaître les paroles et les commandements de Moïse, et d’en prouver l’excellence par le récit des événements ». Ainsi, le récit biblique serait une narration au service d’un pouvoir cherchant à gouverner les humains par leurs esprits, en leur racontant des histoires.
Pour reconstruire l’histoire de ce récit, nous revenons à la Jérusalem de l’époque Perse. Spinoza, l’auteur du Traité théologico-politique, est notre interlocuteur car il fut le premier, à notre connaissance, à formuler l’hypothèse que les livres de la Genèse aux Rois ont été préparés à Jérusalem à cette époque.
Spinoza n’avait pas le savoir archéologique que nous possédons aujourd’hui, et ne pouvait pas apprécier l’étendue et la complexité du processus historique dans lequel le récit avait émergé. En réalité, selon les archives impériales, la province de Yehud existait en tant qu'entité administrative dès l’époque assyrienne. L’analyse des timbres amphoriques trouvés dans la région de Jérusalem suggère que, malgré les destructions des villes « rebelles » par les armées assyriennes et babyloniennes, la majorité rurale a continué à habiter la terre et à alimenter l’ordre impérial. Le système administratif mis en place par les Assyriens a fonctionné, avec peu d’interruptions, jusqu’à l’époque hasmonéenne, soit sur une période d’environ six siècles.
Le temple et le palais représentaient les deux principales institutions de la province. Elles revendiquaient que les lois et les taxes qu’elles imposaient aient été décrétées par Yhwh, le Elohim du peuple, à travers Moïse. Autrement dit, les lois ont été associées au récit de la libération du peuple de l’esclavage de l’empire égyptien (ledit Exode). Le mythe du dieu libérateur était maintenu dans le cadre du projet éco-politique qui liait Jérusalem à sa province et à l’ordre impérial. S’il ne l’était pas avant, maintenant il était devenu un récit idéologique.
On entend ce récit dans le chapitre 9 du livre de Néhémie. Il y est question du discours prononcé par « les Lévites » au peuple. À première vue, leur discours ressemble à la version pieuse du récit : un dieu libère le peuple de l’esclavage. En échange, il veut qu’ils suivent ses lois. Le peuple est ingrat et refuse de le faire. Le dieu les punit et les fait assujettir de nouveau. Dans leur détresse, ils le prient et il vient au sauvetage ; puis ils le trahissent de nouveau… Les Lévites répètent plusieurs cycles de ce genre. Le peuple est toujours coupable, aucun tort ne vient jamais de Yhwh.
En réalité, il s’agit d’un récit typique des contextes coloniaux, conçu pour rendre le peuple subalterne responsable de sa propre situation désolante. Ce schéma était également présent à Jérusalem à l’époque perse. Selon le livre de Néhémie, la population était divisée entre une mince couche d’aristocrates riches et une majorité de paysans accablés par les taxes. Beaucoup d’entre eux, endettés envers les prêtres, en venaient à vendre leurs terres, voire leurs enfants, en esclavage.
Les Lévites racontent leur récit dans le contexte de cette crise. Selon le rapport de Néhémie, ils « entendaient le peuple » et agissaient en médiateurs entre celui-ci et les aristocrates. C’est pourquoi il est difficile de croire que leur discours se limitait à un simple récit idéologique. Ils venaient du peuple et étaient nourris par lui. Ils savaient qu’il y a une limite aux histoires qu'on peut raconter.
En fait, dans la partie finale de leur discours, ils révèlent que, tout en adhérant au récit, ils sont conscients de la réalité sociale que celui-ci dissimule. Ils concluent leur discours par une prière à Yhwh, demandant la délivrance du peuple, car « depuis les jours des Rois d’Assur [...] le pays que tu as donné à nos pères pour qu’ils puissent en manger le fruit et la richesse – nous y sommes des esclaves. Ses produits sont accaparés par les rois que tu as mis sur notre tête à cause de nos péchés ; ils gouvernent sur nos corps et notre bétail à leur guise. Nous sommes dans une grande détresse ».
Les Lévites ont exposé la vérité suivante : la responsabilité de la situation affligeante du peuple est partagée entre les rois étrangers et les élites locales qui collaborent avec eux. Cela nous mène à lire les répétitions emphatiques du cycle « esclavage-libération-trahison » comme une forme de parodie. Il semble que les Lévites aient fait un clin d’œil au public, signalant qu’ils n’adhéraient pas entièrement au récit, qu’ils savaient qu’il s’agissait d’une légende, mais qu’ils acceptaient de l’entretenir, car c’était le cadre symbolique pour que les demandes du peuple puissent être négociées.
Spinoza et le mythe colonial
Selon Spinoza, le récit biblique est l’expression d’un pouvoir qui impose la servitude tout en la présentant comme une forme de liberté. Les lectures critiques qui s’inspirent de sa méthode se distinguent des lectures pieuses par leur capacité à « déceler l’arnaque ». Cependant, nous venons de voir qu’il était possible d’envisager le récit lui-même comme une critique du discours idéologique.
Au moment où Spinoza écrit son traité, des missionnaires européens en Amérique exploitent le récit dans le sens que nous avons vu précédemment – c'est-à-dire pour attribuer aux populations subalternes la responsabilité de leur condition misérable. À en croire les manuels de catéchisme et les lettres de missionnaires, des éléments du récit avaient une place centrale dans les discours idéologiques visant à apaiser les indigènes et les esclaves, pour les amener à accepter leur position de subalternes.
Il semble qu’au moment de la rédaction de son traité, Spinoza n’était pas bien informé de ce qui se passait dans les colonies. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’était pas affecté par ces dynamiques. Sa ville, Amsterdam, était la capitale d’un réseau de commerce flamboyant basé sur des expropriations violentes et sur l’esclavage. Selon l'historien Steven Nadler, les communautés judéo-ibériques d’Amsterdam contrôlaient plus de la moitié du commerce du sucre entre le Brésil et l’Europe. En effet, de nombreux entrepreneurs portugais partis au Brésil – dont certains étaient liés aux juifs d’Amsterdam – visaient à y établir des plantations de cannes de sucre. Il s’agissait d’un complexe agricole-industriel, où les cannes étaient cultivées, transformées en sucre et emballées avant d’être acheminées vers les ports. Chaque plantation nécessitait au moins quelques dizaines de travailleurs.
La résistance des populations indigènes à l’esclavage a fait que vers la fin du XVIe siècle, les Portugais se sont tournés vers d’autres solutions. Ainsi, l’industrie sucrière a stimulé le commerce d’esclaves. Des hommes et des femmes capturés en Afrique de l’Ouest étaient achetés par des commerçants portugais, embarqués dans des conditions atroces sur des navires à destination de l’Amérique. Les survivants de ce voyage, qui durait plusieurs mois, étaient ensuite vendus aux propriétaires des plantations. Ces mêmes commerçants ou d’autres rachetaient ensuite le sucre produit par leur travail forcé pour le vendre en Europe.
Le récit biblique était le substrat symbolique de ce processus. Ce phénomène a été constaté aussi en Europe, où les discours théologiques de la Réforme et de la Contre-Réforme étaient le support des négociations et des manipulations de l’ordre économico-politique. À Amsterdam à l'époque de Spinoza aussi, le récit biblique a contribué à la permanence d’une certaine posture obéissante, ce qui a permis au philosophe de saisir sa fonction idéologique. Ainsi, sans parler de la colonisation européenne des Amériques, il nous a indiqué une méthode pour comprendre le mythe sous-jacent qui la soutenait.
Or cette méthode est limitée : elle restreint le récit biblique à sa fonction idéologique, et nous empêche de le considérer comme l’expression de pensées critiques sur le processus historique dans lequel étaient engagées les personnes qui l’ont produit et raconté. Dans le dernier article de cette série, nous allons nous y intéresser.
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