Par Benjamin Fiorini, maître de conférences en droit pénal à l’Université Paris 8, Directeur de l’Institut d’Études Judiciaires de l’Université Paris 8.
Suite à l’interruption à trois reprises du concert de l’orchestre philharmonique d’Israël à la Philharmonie de Paris, quatre manifestants ont été mis en examen pour six délits différents, dont les qualifications pénales sont fortement contestables. En revanche, les spectateurs du concert, que l’on voit clairement agresser les militants sur les vidéos ayant circulé en ligne, ne sont pour l’instant pas inquiétés par la justice, malgré le dépôt d’une plainte par les manifestants.
Jeudi 6 novembre, le concert de l’orchestre philharmonique d’Israël à la Philharmonie de Paris a été interrompu à trois reprises par des militants dénonçant le génocide en cours à Gaza et la colonisation israélienne. Sur les réseaux sociaux, ont circulé plusieurs images où l’on peut voir des spectateurs s’en prendre physiquement à ces militants, lesquels ont finalement été interpellés par les forces de l’ordre.
Quatre manifestants – trois hommes et une femme – ont ensuite été présentés au juge d’instruction en vue de leur mise en examen pour les délits suivants : dégradation du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes, mise en danger d’autrui, détention sans motif légitime et interdit par arrêté préfectoral de produit incendiaire, organisation d’une manifestation sur la voie publique sans déclaration, refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques intégrés dans un fichier de police par personne soupçonnée de délit, violence avec usage ou menace d’une arme. Les qualifications pénales retenues sont fortement contestables (I).
Par ailleurs, d’après Politis, aucun des spectateurs ayant agressé les manifestants n’a pour le moment été inquiété par la justice. Leurs actes violents devraient pourtant les exposer à des poursuites pénales, ce qui a justifié le dépôt d’une plainte par les manifestants (II).
I – Les infractions (discutables) retenues contre les manifestants
Premier chef de mise en examen retenu contre les manifestants : les violences avec usage ou menace d’une arme. Il correspond à l’infraction de violences volontaire prévue à l’article 222-13, 10° du Code pénal, qui punit de 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende le fait pour un individu de commettre volontairement des violences à l’encontre d’une victime, sans que cela n’entraîne pour elle une interruption totale de travail d’une durée supérieure à huit jours. Pour être constituée, cette infraction suppose l’addition de deux éléments : d’une part, un élément matériel consistant à commettre un acte violent sur la personne d’autrui et, d’autre part, un élément psychologique résidant dans la volonté de commettre ces violences. Or il semble ressortir des témoignages et des images de l’évènement qu’aucun coup n’a été porté sur les spectateurs par les manifestants, dont l’intention était seulement de manifester pacifiquement contre la tenue d’un concert contesté en raison du génocide en cours à Gaza et de la poursuite du processus illégal de colonisation israélienne. Il s’ensuit que l’infraction de violences volontaires et réunion ne semble caractérisée en aucun de ses éléments – ni matériel, ni psychologique –, ce qui devrait logiquement conduire à un non-lieu.
Deuxième chef de mise en examen : la dégradation du bien d’autrui par un moyen dangereux pour les personnes. Cette infraction est prévue à l’article 322-5 du Code pénal, qui prévoit que « la destruction, la dégradation ou la détérioration involontaire d’un bien appartenant à autrui par l’effet d’une explosion ou d’un incendie provoqués par manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » Pour être constituée, cette infraction suppose aussi la réunion de deux conditions : d’une part, un manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, et d’autre part, que cette imprudence ait provoqué la destruction, la dégradation ou la détérioration effective d’un bien. En l’occurrence, la seconde condition ne semble pas remplie, puisque d’après les éléments portés à notre connaissance par la presse à ce stade de la procédure, aucun bien ne semble avoir été affecté par l’usage des fumigènes. Ici encore, un non-lieu pourrait donc s’imposer.
Troisième chef de mise en examen : la mise en danger d’autrui. Cette infraction est prévue à l’article 223-1 du Code pénal selon lequel «le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » Là encore, pour que l’infraction soit constituée, plusieurs conditions doivent être remplies. Il faut notamment que par son comportement, l’individu ait consciemment exposé autrui à un risque très élevé de mort, de mutilation ou d’infirmité permanente. Or il paraît totalement disproportionné de rattacher un risque d’une telle gravité à l’allumage de quelques fumigènes, et encore davantage de lui associer une haute probabilité de survenance. Une fois de plus, l’infraction ne paraît aucunement caractérisée, ce qui semble imposer un non-lieu.
Quatrième chef de mise en examen : détention sans motif légitime et interdit par arrêté préfectoral de produit incendiaire. Cette infraction est prévue à l’article 322-11-1 du Code pénal, selon lequel « la détention ou le transport de substances ou produits incendiaires ou explosifs ainsi que d’éléments ou substances destinés à entrer dans la composition de produits ou engins incendiaires ou explosifs en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, des infractions définies à l’article 322-6 ou d’atteintes aux personnes est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende. » Pour être caractérisée, cette infraction suppose que son auteur ait détenu ou transporté les produits incendiaires dans l’intention de s’en servir pour commettre soit une atteinte aux personnes, soit une atteinte aux biens prévue à l’article 322-6 du Code pénal. Or il semble, comme indiqué précédemment, que l’intention des manifestants n’était aucunement de s’en prendre aux personnes ou aux biens, mais seulement de marquer pacifiquement leur opposition à la tenue du concert en interrompant son déroulement. Aucune image ne permet de constater des actes violents commis par les manifestants contre les personnes – ce sont eux qui, au contraire, ont reçu une rafale de coups. Aucune image ne semble non plus montrer une intention de s’en prendre aux biens au moyen des fumigènes, étant précisé qu’une dégradation simplement accidentelle ne saurait permettre de caractériser l’infraction. Le non-lieu paraît donc probable, faute d’élément de nature à prouver l’intention des manifestants d’utiliser les fumigènes dans le but de s’en prendre aux biens ou aux personnes.
Cinquième chef de mise en examen : celui d’organisation d’une manifestation sur la voie publique sans déclaration, prévue à l’article 431-9 du Code pénal et punie de six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende. Si cette infraction était caractérisée, les juges, pour prononcer une condamnation, devront toutefois s’assurer qu’elle ne constituerait pas une atteinte excessive à la liberté d’expression, garantie notamment par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme. La chambre criminelle de la Cour de cassation a déjà reconnu qu’une infraction peut être justifiée si elle « s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » (Crim., 26 février 2020, n° 19-81-827). Ils devront également vérifier si cette manifestation non-déclarée, intervenue dans le contexte spécifique de non-respect par la France de ses obligations internationales, et tout particulièrement de son obligation de prévention du crime de génocide découlant de la Convention de 1948, n’était pas le seul moyen dont disposait les manifestants pour contribuer à appliquer sur Israël la pression que la France refuse de mettre en œuvre au mépris de ses engagements internationaux. Cette infraction de manifestation sans déclaration, de gravité très modérée, pourrait ainsi être justifiée par l’état de nécessité prévu à l’article 122-7 du Code pénal, selon lequel « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »
Sixième et dernier chef de mise en examen : le refus de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques intégrés dans un fichier de police par personne soupçonnée de délit. Un tel refus constitue un délit au sens de l’article 55-1 du Code de procédure pénale, qui expose ses auteurs à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Il faut toutefois souligner que la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 29 mars 2023, a estimé que l’application de cet article devait être « écartée lorsque, à l’occasion de son contrôle de proportionnalité, le juge du fond retient qu’au cas d’espèce, la condamnation pour refus de se soumettre au prélèvement biologique constituerait une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée » garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Ce raisonnement a notamment justifié, par le passé, la relaxe de personnes ayant commis « des faits de peu de gravité à l’occasion d’une action politique et militante dans le but d’alerter sur un sujet d’intérêt général. » La même jurisprudence pourrait parfaitement s’appliquer aux manifestants présents à la Philharmonie, et déboucher sur un non-lieu.
II – Les infractions commises par les spectateurs ayant frappé les manifestants
Si le visionnage des images ne permet pas de constater de faits de violences commis par les manifestants interpellés, il permet, en revanche, de s’apercevoir qu’ils ont été violemment molestés par plusieurs spectateurs, dans ce qui s’apparente à une véritable scène de lynchage. D’après Politis, ces coups, pour certains portés sur le crâne, ont été d’une telle force qu’ils ont entraîné chez l’une des manifestantes des vertiges et nausées ayant imposé son transport à l’hôpital. D’après 20 minutes, un autre manifestant dit avoir eu « le crâne ouvert » et souffrir de « contusions ». On ne parle donc pas des simples bousculades, mais bien d’agressions physiques graves et caractérisées.
D’un point de vue juridique, ces actes doivent à l’évidence recevoir la qualification pénale de violences volontaires. Comme indiqué précédemment, celle-ci suppose la réunion de deux éléments : un élément matériel consistant à porter un ou plusieurs coups à la victime, et un élément psychologique résidant dans la volonté de porter ces coups. Deux éléments qu’il paraît difficile de contester en l’espèce, les coups étant attestés par les images et manifestement portés de façon volontaire.
S’agissant de la peine encourue par les auteurs de cette infraction, celle-ci varie en fonction de la durée de l’incapacité totale de travail résultant des coups. En postulant que celle-ci n’excède pas huit jours, les spectateurs violents ayant causé les blessures pourraient encourir une peine de trois ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende en vertu de l’article 222-13, 8° du Code pénal, qui prévoit une circonstance aggravante lorsque les coups ont été portés par plusieurs auteurs.
Il faut d’ailleurs signaler qu’en vertu de la théorie de la coaction consacrée par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 13 juin 1972, si, au cours d’une scène unique de violence, il est impossible d’attribuer à chaque agresseur une part précise des blessures causées, tous doivent être considérés comme ayant causé l’intégralité du dommage. Ainsi, tous les spectateurs ayant frappé les manifestants, quelles que soient le nombre et l’intensité des coups qu’ils ont portés, pourraient s’exposer à la lourde peine susmentionnée.
S’agissant de l’argument – hélas relayé par de plusieurs médias – selon lequel les manifestants auraient provoqué ces violences, de sorte que la « riposte » des spectateurs serait justifiée, celui-ci est juridiquement inepte. Il revient, en effet, à invoquer une forme de légitime défense au profit des spectateurs, c’est-à-dire une cause d’irresponsabilité pénale tenant aux circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise. Or il est évident que la légitime défense ne saurait être invoquée dans ce type de cas.
D’après l’article 122-5 du Code pénal, « n’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. ». Le même article ajoute que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l’exécution d’un crime ou d’un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l’infraction. ». Il s’ensuit que la légitime défense est soumise à une stricte condition de nécessité de l’acte défensif, et de proportionnalité de cet acte avec l’atteinte initiale. Dans le cas qui nous occupe, même à considérer l’emploi des fumigènes comme une atteinte aux personnes ou au biens – ce qui est en soi éminemment discutable –, il est évident que la réponse violente apportée par les spectateurs n’était ni nécessaire, ni proportionnée. Le visionnage des images montre d’ailleurs des individus continuant à faire pleuvoir les coups sur les manifestants après qu’ils ont été dépossédés des fumigènes, ce qui témoigne d’un acharnement totalement incompatible avec l’idée de légitime défense, laquelle doit avoir lieu en même temps que l’atteinte initiale et non a posteriori.
Il serait donc incompréhensible que ceux qui se sont livrés à de tels actes – dont certains le revendiquent, comme le rabbin Gabriel Farhi qui s’est publiquement glorifié sur son compte Twitter d’avoir « levé la main » sur l’une des manifestantes – n’aient pas à s’en expliquer devant la justice. Il faut espérer que la plainte déposée par les manifestants déclenchera une enquête sérieuse permettant d’identifier ces auteurs de violences.












