Par Mohamed Bahlali, postdoctorant en économie, Aix-Marseille School of Economics.
Alors que le génocide perpétré par Israël à Gaza se poursuit depuis presque deux ans dans une impunité quasi-totale, l’Union Européenne n’agit toujours pas. Pourtant, des sanctions commerciales coordonnées pourraient fortement impacter l’économie israélienne et contraindre Israël à respecter le droit international. Face à l’horreur de la situation à Gaza, l’inaction européenne n’est plus justifiable.

Cela fait presque deux ans que le génocide perpétré par l’État d’Israël à Gaza se déroule sans qu’aucune sanction économique significative ne soit prise par l’Union européenne (UE), son principal partenaire commercial. Il aura fallu plus de 60 000 morts (un chiffre que de nombreuses estimations jugent largement sous-évalué), une famine généralisée et la destruction de plus de 70 % des habitations et infrastructures de Gaza pour que, le 10 septembre 2025, la Commission européenne daigne enfin proposer la suspension de l’accord d’association UE-Israël sur les questions liées au commerce. Si elle est approuvée par le Conseil européen (ce qui reste loin d’être acquis), cette proposition ferait passer Israël du statut de partenaire bénéficiant d’un accord de libre-échange à celui de membre ordinaire de l’Organisation mondiale du commerce, avec des droits de douane d’environ 11 % sur les produits agricoles et 4 % sur les produits non agricoles. Il s’agirait donc davantage d’un frein commercial que d’une sanction de grande ampleur, à l’instar de celles mises en place contre la Russie après son invasion de l’Ukraine en 2022.
Quel impact pourraient avoir de telles sanctions ? Quels secteurs faut-il viser ? Cette analyse tente de répondre à ces questions. Le modèle utilisé ici s’appuie sur celui, bien connu des économistes, de Caliendo et Parro (2015). Il tient compte des échanges entre 76 pays et 45 secteurs d’activité, et décrit comment ces interdépendances affectent la consommation des ménages et la production des entreprises. Les données utilisées proviennent des tables input-output de l’OCDE, qui retracent précisément les chaînes de valeur mondiales.
Nous considérons plusieurs coalitions possibles de pays imposant des sanctions : l’Union européenne ; l’Union européenne ainsi que l’ensemble des pays ayant voté en faveur de la résolution (A/ES-10/L.30/Rev.1) de 2024 portant sur l’admission de la Palestine comme membre de l’Organisation des Nations Unies (ONU) (Figure 1) ; les États-Unis (pour comparaison). Nous obtenons les résultats suivants.

Une augmentation des droits de douane (imports et exports) de 20 % de la part de l’UE sur tous les produits israéliens diminuerait le produit intérieur brut (PIB) d’Israël de 1,1 %, soit une perte annuelle d’environ 6 milliards de dollars. Pour une augmentation de 50 %, la diminution serait de 1,6 %, soit une perte annuelle de 8,5 milliards de dollars. Enfin, un embargo européen sur les produits israéliens engendrerait une diminution du PIB israélien de 1,9 %, soit une perte annuelle d’environ 10 milliards de dollars. Ces chiffres, déjà importants, sont largement sous-estimés par le modèle. Ils ne tiennent en effet pas compte des effets de long terme liés la dégradation du climat des affaires, comme la hausse du coût du crédit ou la baisse des investissements directs étrangers. L’UE est, de loin, le premier investisseur étranger en Israël.
Ces sanctions auraient un effet négligeable sur le PIB européen, de moins de 0,04 %. Israël est certes un pays développé, mais son influence sur la chaîne de valeur mondiale n’est pas importante. La décision d’imposer des sanctions ou non ne résulte donc pas d’un arbitrage économique : elle est une décision politique.
La mise en place de sanctions par l’UE pourrait inciter d’autres pays à en faire de même. Si, en outre, tous les pays ayant voté pour l’adhésion de la Palestine à l’ONU (143 pays dont les « BRICS+ » incluant, entre autres, le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud) décidaient également de sanctionner Israël, l’impact serait beaucoup plus significatif. Une simple augmentation des tarifs douaniers de 20 % par ces pays ferait chuter le PIB israélien de 3,1 %, soit environ 17 milliards de dollars. Une hausse de 50 % entraînerait une baisse de 4,4 %, soit près de 24 milliards de dollars. Cette amplification des effets s’explique par le fait que plus la coalition de pays sanctionneurs est large, moins le pays ciblé peut contourner les sanctions en se réorientant vers d’autres partenaires commerciaux. Ces estimations sont cohérentes avec la littérature existante : Neuenkirch et Neumeier (2015) estiment que des sanctions multilatérales « sévères » imposées par les Nations Unies (tels que des embargos complets) entraînent en moyenne une baisse du PIB de l’ordre de 5 à 6 %.
À titre de comparaison, si les États-Unis (alliés historiques d’Israël) imposaient les mêmes sanctions, l’impact serait plus modéré : une baisse du PIB israélien de 0,9 % en cas de hausse tarifaire de 20 %, et de 1,2 % pour une hausse de 50 %. Washington est certes un partenaire commercial important pour Israël, au même titre que l’UE, mais son impact reste bien inférieur à celui d’une coalition élargie.
Entrons maintenant dans le détail, secteur par secteur. Supposons que l’UE applique une hausse de 50 % des droits de douane sur tous les échanges avec Israël. La Figure 2 présente, secteur par secteur, la baisse du pouvoir d’achat qui en résulterait. Ce pouvoir d’achat sectoriel est mesuré comme la quantité de biens ou services de chaque secteur qu’un individu peut acheter avec une unité de salaire. Les secteurs les plus touchés incluent l’automobile (– 9,1 %), les équipements électriques (– 5,8 %) et les machines (– 5,3 %). Le transport aérien (– 5,5 %) et maritime (– 5,9 %) seraient également sensiblement affectés. Ces résultats reflètent la structure des exportations européennes vers Israël, dominée à 43 % par les machines et équipements de transport.

Qu’en est-il des sanctions ciblées, limitées à un seul secteur ? Les Figures 3 et 4 montrent l’impact sur le PIB israélien d’un embargo sectoriel. En cas d’embargo à l’export vers Israël, les secteurs à cibler sont l’automobile, les minéraux et le « commerce de gros », qui inclue tous les biens exportés via des intermédiaires. En cas d’embargo à l’import en provenance d’Israël, les secteurs les plus sensibles à ce type de mesure incluent les technologies de l’information (IT) et les services scientifiques. Ces deux secteurs soulignent la dépendance d’Israël à son économie high-tech. En 2022, le secteur technologique représentait 18,1 % du PIB israélien (soit une hausse de quatre points par rapport à 2012) et constituait le premier secteur de son économie. Il comptait également pour 48,3 % des exportations israéliennes, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. C’est donc un secteur à forte valeur ajoutée et très intégré au commerce international. C’est donc celui-ci qu’il faut taxer en priorité, et ce d’autant plus étant donné le rôle central de la high-tech israélienne dans l’oppression et le génocide des Palestiniens.


Il est vrai que taxer ou restreindre l’importation de produits numériques, en particulier les logiciels, est techniquement complexe. Contrairement aux biens matériels, ces produits sont dématérialisés, facilement délocalisables et peuvent transiter par des canaux difficilement traçables. Les récentes avancées de la Commission européenne sur la taxation digitale montrent cependant que taxer de tels produits est possible.
Cela montre également que si le boycott organisé des consommateurs a une portée politique forte et doit être maintenu, son efficacité économique reste limitée. Le secteur technologique israélien n’est que marginalement tourné vers la consommation finale : la majorité de ses produits (logiciels en cybersécurité, microcomposants)est destinée à d’autres entreprises. C’est donc avant tout aux États qu’il revient d’agir, via des restrictions économiques. Autrement dit, seule une action internationale coordonnée est à même de peser réellement sur l’économie israélienne.
Tous ces résultats (qui, rappelons-le, constituent une estimation basse) montrent à quel point l’Union européenne dispose d’un levier commercial puissant pour contraindre Israël à respecter le droit international. Face à l’urgence humanitaire à Gaza, elle se doit de mobiliser ce levier sans délai.