Par Duha Latif, écrivaine palestinienne.
Duha Latif est une écrivaine palestinienne de Gaza, dont les textes ont été traduits en français par Clémence Vendryes de Yaani et Marie Turlais. Son travail est disponible sur sa page Instagram et sur sa cagnotte GoFundMe.

1. « Ne nous laissez pas être enterré·es une seconde fois »
Hier, alors qu’Ameer rentrait du four d’argile, portant avec Kareem un petit plateau de pâte à pain que nous avions préparée ensemble, qui était encore chaude et sentait la cendre et la farine de blé, nous avons été frappé·es par une nouvelle qui a failli faire tomber le pain de leurs mains.
Un article disait que le gouvernement français avait décidé de suspendre toutes les évacuations de Gaza, à cause d’un post sur un réseau social par une des Palestinien·nes évacué·es, qui promeut la haine, glorifie Hitler et appelle à la violence contre les Juif·ves.
Nous étions sur le point de partir.
Les préparatifs étaient lents, c’est vrai, mais ils avançaient. Il y avait une coordination. Il y avait un espoir. Des noms étaient sur le point d’être ajoutés à la liste des survivant·es.
Nous avions commencé à préparer un petit sac, et à imaginer, petit à petit / sans bruit, une vie au-delà de la tente.
Nous comptions les jours, non pas pour anticiper la mort, mais pour être surpris par la vie.
Mais à Gaza l’espoir est fragile. Si fragile…
Et pourtant, nous rejetons complètement cet ensemble idéologique, non seulement parce qu’il a eu de graves conséquences sur nos vies, mais aussi parce qu’il est en contradiction avec tout ce en quoi nous croyons. Il frappe le cœur de notre humanité.
Nous nous opposons fermement à tout discours de haine, à toute incitation à cibler une personne, une foi ou un peuple.
Nous ne nous définissons pas à travers la haine, mais à travers les valeurs partagées qui lient les êtres humain·es ensemble.
Ce qui nous unit à nos ami·es à de toutes les religions et nationalités n’est pas la politique, c’est notre humanité commune.
Nous ne portons pas de haine en nous, nous portons nos enfants à travers les décombres.
Nous ne glorifions par la mort, nous nous accrochons à la vie et nous enseignons à nos enfants que la dignité humaine est sacrée, indivisible et que chaque individu a le droit à la sécurité, quelle que soit sa religion ou son origine.
Que je sois bien claire : parmi celleux qui ont accompagné notre campagne de soutien se trouvent de nobles ami·es de toutes confessions, musulmane, juive, chrétienne, et d’autres encore, tous·tes ont partagé avec nous ce fardeau et ont pris la parole pour sauver les vies de celles et ceux qu’iels n’ont même jamais rencontrées, simplement parce qu’iels croient en la justice et comprennent l’importance d’une âme humaine.
J’écris cette nouvelle le cœur lourd, non pas pour excuser quiconque, mais dans l’espoir que nous ne serons pas puni·es pour des mots que nous n’avons pas dit, pour des crimes que nous n’avons pas commis, pour des choix qui n’ont jamais été les nôtres.
Suspendre les évacuations en raison d’un acte isolé qui ne nous représente pas, c’est nous fermer la porte au nez, la dernière porte qui restait ouverte.
Cela signifie que la voix de la haine a été plus forte que la voix de la compassion.
C’est une punition collective infligée à un peuple innocent qui attend ce qui n’est qu’un secours humanitaire, qui n’a rien à voir avec la politique, un peuple qui ne mérite pas cette nouvelle couche d’injustice.
De là où j’écris, nous faisons appel à celleux qui tiennent entre leurs mains cette décision, en France. Nous espérons que ce message vous parvienne d’une manière ou d’une autre.
Ce qui est arrivé est un acte isolé qui ne représente personne d’autre que son autrice.
Cela ne devrait pas servir de prétexte pour priver des centaines de personnes du plus fondamental de droits humains : le droit de vivre.
S’il vous plaît, ne nous enlevez pas notre chance de survie parce que quelqu’un d’autre a failli à sa responsabilité.
Nous avons confiance en votre capacité à distinguer entre les voix qui appellent à la paix et les voix qui appellent à la haine.
Et nous prions, du fond de nos cœurs, pour que les évacuations reprennent,
Pour que la seule lumière qui reste dans ce long tunnel ne s’éteigne pas.
Nous apprenons sans relâche à nos enfants comment aimer, comment pardonner, comment réécrire la vie,
alors même qu’iels ne mangent qu’une moitié de pain.
Chers amie·s…
S’il vous plaît, partagez notre voix, faites-la entendre. Peut-être qu’elle pourra faire pencher la balance à nouveau en faveur de la justice.
Peut-être qu’elle pourra atteindre celleux qui décident.
Ne nous laissez pas être enterré·es une seconde fois. une fois sous la tente, et une fois sous le silence du monde.
Nous voulons seulement vivre.
Rien de plus.
Rien de moins.
2. « Où est mon âme ? »
Je suis épuisée. Aucun mot ne peut traduire ce qui se passe en moi, et aucune langue ne peut transmettre le poids de ce que je suis en train d’expérimenter. J’écris en étant portée par une chose au-delà de ma force, au-delà de ma patience, je n’écris pas par choix, mais j’écris comme si c’était mon dernier souffle. Il m’est extrêmement difficile de parler avec d’autres, de leur répondre, d’interagir avec elleux. Où suis-je ? Où est mon âme ? Mon corps marche seul, sans son âme, comme vidé de lui-même. Peut-être l’étreinte de mon enfant Ameer ou le sourire du petit Kareem sont-elles les seules choses qui réveillent la moindre lueur d’espoir dans cette obscurité.
Autour de moi, la vie déborde de raisons de mourir. Chaque recoin sur lequel s’attardent mes yeux est rempli de tentes qui s’étendent à l’infini. Chaque rue dégage l’odeurdu désespoir et de la peur. Le temps passe dans la terreur ; tout ce que je peux faire c’est consigner l’omniprésence de la mort. Pourtant, chaque jour exige un nouveau combat qui me coûte au moins 100 $ pour simplement survivre, nourrir ma famille et nous permettre de tenir 24 heures de plus. Cette guerre ne se résume pas seulement aux explosions et au danger, c’est aussi une confrontation avec la pauvreté et le désespoir.
Depuis deux ans, j’ai enduré, résistante et humaine, j’ai refusé que le désespoir déforme mon visage. Pourtant je suis fatiguée, je suis épuisée. Je désire une vie qui cesserait de m’échapper. Je rêve simplement de sécurité, de matins apaisés inviolés par le grondement des avions, sous un ciel limpide ne transportant que des oiseaux. Je veux revoir la mer. Je veux me tenir devant de la nourriture et de l’eau, et être libre de faire mes choix, sans peur.
Au milieu de cet effondrement, ce qui me maintient debout n’est pas seulement ma propre force, mais la vôtre… tous·tes celleux qui m’envoient des messages d’amour, des mots bienveillants, du soutien et des dons. Vous êtes celleux qui nous portent dans vos cœurs ; vous êtes devenu·es le fil ténu qui me rattache à la vie. Vous êtes la raison pour laquelle je reste en vie, la raison pour laquelle mon corps continue de marcher, la raison pour laquelle j’écris encore et la raison pour laquelle j’arrive encore à imaginer un futur possible.
Si je vis aujourd’hui, c’est parce vous avez choisi de rester à mes côtés.
Traduit de l’anglais par Clémence Vendryes et Marie Turlais.