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Damien Simonneau

Vers la recolonisation israélienne de Gaza ?

Dernière mise à jour : 15 mars

Retour sur le désengagement de 2005


Par Damien Simonneau, maître de conférences en science politique à l’INaLCO.


Cinq mois après le 7 octobre, le fantôme de la colonisation israélienne hante de plus en plus l’avenir de la bande de Gaza. Du « désengagement » de 2005 à l’arrivée au pouvoir des sionistes religieux, l’occupation israélienne semble passer d’une stratégie de séparation et de cantonisation pour « gérer » les populations palestiniennes indirectement ou à distance, à une stratégie suprémaciste de nettoyage ethnique et de recolonisation, sans réelle volonté de partage.


Des Israéliens regardent une grande carte de la bande de Gaza représentant

les futures colonies israéliennes lors de la "Conférence pour la Victoire d'Israël"

à Jérusalem, le 28 janvier 2024. Photo : Oren Ziv


Les défenseurs de la recolonisation israélienne de la bande de Gaza avancent un argument majeur : la recolonisation permettrait d’assurer la sécurité des Israéliens au prix du nettoyage ethnique des Palestiniens de l’enclave. À ce jour, 1,7 millions d’entre eux sont acculés à la frontière égyptienne autour de Rafah. L’implantation de civils israéliens correspondrait bien à une re-colonisation, puisque seize colonies y furent construites entre 1970 et 1986, regroupant environ huit mille habitants, dont les plus importantes constituaient le Goush Katif, situé entre Khan Younis et El Masawi.


Le 26 octobre 2004, la Knesset votait le plan d’évacuation de ces colonies soumis par le gouvernement de centre-droite d’Ariel Sharon. En août et septembre 2005, l’armée procéda effectivement manu militari à leurs démantèlements, ainsi qu’à celui de quatre colonies au nord de la Cisjordanie. Il s’agissait a priori d’une remise en cause du processus de colonisation des Territoires palestiniens occupés, entrepris par les gouvernements israéliens successifs depuis 1967. Paradoxalement, cet apparent retrait était orchestré par Ariel Sharon, grand promoteur lui-même de la colonisation dès les années 1970.

 

Côté israélien, le maintien dans Gaza est acté

 

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou laisse planer le doute quant au concret des scenarii politiques post-guerre. Le 22 février, il présentait un plan au cabinet de sécurité (décisionnaire en la matière). L’objectif de court terme est toujours la poursuite de la guerre pour libérer les otages israéliens et démanteler les capacités militaires du Hamas et du Djihad Islamique. À moyen terme, l’armée israélienne entend garder une « liberté d’action » en créant des zones-tampons, voire en reprenant le contrôle du corridor de 13,5 kilomètres, dit de Philadelphie ou Salah-al-Din, le long de la frontière entre Gaza et l’Égypte. Cela contreviendrait aux accords de paix entre Le Caire et Tel-Aviv.


À long terme, en cœur avec la majorité des députés de la Knesset, le Premier ministre martèle surtout le rejet de se voir imposer un État palestinien, ou la présence d’une force internationale, ou régionale, ou de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza, estimant qu’Israël gardera quoiqu’il arrive la maîtrise de la sécurité « à l’ouest du Jourdain ». Quant au gouvernement civil de Gaza, son plan inclut la fermeture de l’UNRWA et la constitution d’un « nouvel organe international ». L’ordre public devrait être assuré par « des professionnels avec des expériences managériales » palestiniens, sans lien avec des « États ou organisations qui soutiennent le terrorisme ».


En revanche, les appels à la recolonisation de la bande de Gaza sont formulés sans ambiguïtés parmi les élus de la coalition au pouvoir, comprenant le Likoud, des partis suprémacistes juifs comme Force juive ou le Parti sionisme religieux et le parti ultra-orthodoxe Judaïsme unifié de la Torah. Le 28 janvier dernier, onze ministres et quinze députés issus de la coalition ont participé à un rassemblement de milliers d’activistes pro-colonisation. L’évènement était organisé par l’association Nachala qui promeut la colonisation de la Cisjordanie occupée et le Conseil Yesha représentant les colons déjà établis auprès des autorités. Il visait à présenter la planification de six colonies pour 400 familles en lieu et place des villes palestiniennes de la bande de Gaza autour d’un slogan « seul le transfert (des Palestiniens de Gaza) apportera la paix ». Le 29 février, une douzaine de membres de Nachala ont joint le geste à la parole en pénétrant d’une centaine de mètres la bande de Gaza depuis le point de passage d’Erez et en érigeant deux structures en bois symbolisant la re-colonisation, avant d’être arrêtés par des soldats.


En politique israélienne, voilà longtemps que l’on entend des voix qui appellent ouvertement au nettoyage ethnique, allant jusqu’à parler publiquement d’une « Nakba 2 », en référence à l’exil forcé de 750 à 900 000 Palestiniens en 1948.  Ainsi, en mars 2023, la ministre des Implantations et des Missions nationales, Orit Strock, appelait déjà à une recolonisation de Gaza au moment où la Knesset supprimait des articles de la loi sur le désengagement de 2004 interdisant la colonisation des quatre implantations au nord de la Cisjordanie. Ces appels à la recolonisation de Gaza satisfont une majorité des électeurs de la coalition gouvernementale en place (79 %) bien qu’une moitié des Juifs israéliens (52 %) seulement et une forte majorité de citoyens arabes (69 %) rejettent cette perspective.


Sur le terrain, les opérations militaires ont détruit à 60 % les habitations. Une route, le corridor Netzarim, est en train d’être tracée pour séparer la bande en deux en plus des zones tampons existantes le long du mur séparant Gaza d’Israël sous couvert d’objectifs militaires. De son côté, l’Égypte également prépare une « zone de sécurité » entourée de murs en béton le long de la frontière, allant du village face à Rafah jusqu’à la Méditerranée, présentée comme un « hub humanitaire » pour acheminer l’aide vers Rafah. Cette « zone » pourrait accueillir jusqu'à 100 000 personnes, hors des zones d’habitations côté égyptien.

 

Le désengagement de 2005, entre séparation et cantonisation  

 

Analyser les projets israéliens actuels concernant la bande de Gaza amène naturellement à revenir sur la stratégie, il y a vingt ans, du désengagement. Ce qui fut à l’époque présenté comme un « retrait » correspondait surtout à une réorganisation générale de l’occupation des Territoires palestiniens autour de l’idée de séparation et de cantonisation. 


En décembre 2003, à la conférence stratégique d’Herzliya, Ariel Sharon annonce son plan de désengagement de Gaza. Au cœur de la Seconde Intifada (2000-2005), l’heure est à la séparation entre populations israéliennes et palestiniennes, justifiée au nom avant tout de la sécurité des Israéliens contre les actes terroristes de la part de groupes armés palestiniens, de la réorganisation des services de renseignement et des patrouilles, mais aussi de la réduction du nombre de travailleurs palestiniens dans les zones israéliennes (colonies comprises).


Un an auparavant, le chantier du mur (ou « barrière de sécurité » en hébreu) en Cisjordanie s’était accéléré. Son tracé incorpore la majorité des blocs de colonies comme Ariel et Maale Adumim et suit les limites municipales de Jérusalem-Est annexé. De manière concomitante, le mur comme le désengagement de Gaza accélèrent la cantonisation des Palestiniens dans des enclaves, à Gaza sans colonies, et autour des zones A et B en Cisjordanie, par des murs, obstacles, checkpoints et différentes restrictions de mobilité. Les Territoires palestiniens sont donc morcelés et sans continuité territoriale. Gaza isolé de la Cisjordanie devient le modèle de ces cantons contrôlés de l’extérieur et par des incursions militaires ou encore des frappes ciblées. Cette réorganisation offre ainsi aux Israéliens « l’illusion de la séparation » repoussant pour eux le danger de l’autre côté, parallèlement à la diminution du nombre d’attentats.


Le désengagement et la séparation constituent également une réponse militaire à des propositions diplomatiques internationales tentant de ressusciter une solution négociée. Ainsi, l’Initiative de Genève, processus informel signé le 1er décembre 2003 par les anciens ministres israélien Yossi Beilin et palestinien Yasser Abed Rabbo, prévoyait notamment l’évacuation des colonies. Cette initiative est en accord avec la Feuille de Route d’avril 2003 orchestrée par les États-Unis, l’Union européenne, la Russie et les Nations Unies. Cette dernière organisait plusieurs phases (dont la cessation du terrorisme et le démantèlement de colonies) devant déboucher sur la solution à deux États. De manière unilatérale, Israël exprime sa volonté de rompre avec les tentatives de négociations bilatérales de la période d’Oslo. Ariel Sharon ne veut pas négocier et choisit de mener une série de faits accomplis comme le désengagement. En octobre 2004 dans le journal Haaretz, son conseiller Dov Weisglass exprimait clairement cette stratégie : « Le retrait de Gaza, c’est du formol, nécessaire pour qu’il n’y ait pas de processus politique avec les Palestiniens », autrement dit Israël donne des gages de séparation à l’Administration Bush tout en s’assurant de la poursuite de la colonisation en Cisjordanie.


Autre point important en politique interne israélienne, le désengagement est aussi le marqueur d’une défaite de la représentation d’intérêts du mouvement, très hétérogène, pro-colonisation au sein du système politique israélien. Cette défaite, relative, va les contraindre à se réorganiser pour mieux assurer leur présence au sein des partis politiques (à la Knesset notamment), au sein des institutions (dans les ministères et dans l’armée) et dans les médias et auprès de l’opinion publique (les images de l’évacuation des colons face à l’armée avec des insultes ont été désastreuses pour ce mouvement). En novembre 2022, les bons scores électoraux du Parti sioniste religieux représentant leurs intérêts en font des appuis de taille au Likoud pour gouverner.

 

2024 : entre re-colonisation et nettoyage ethnique ?

 

Avec le recul, le désengagement de 2005 n’apparaît pas comme un « retrait ». Il fut une tactique militaire et diplomatique ponctuelle pour mieux accentuer la maîtrise de l’ensemble de l’espace israélo-palestinien par Israël. Il fut critiqué par l’aile droite israélienne aujourd’hui au pouvoir en suivant deux idées fausses, qui sont aujourd’hui les moteurs de la justification d’une re-colonisation.


La première idée fausse est celle que le désengagement a détérioré la sécurité des Israéliens, dans un prêt-à-penser qui lie évacuation des colonies, prise du pouvoir par le Hamas, lancement des roquettes jusqu’aux attaques du 7 octobre 2023. C’est notamment ce que professait le ministre des Finances suprémaciste Bezalel Smotrich le 29 janvier dernier : « Sans les colonies, il n’y a pas de sécurité. Et sans sécurité aux frontières israéliennes, il n’y a aucune sécurité pour Israël ». Ce raisonnement sous-estime deux éléments. Tout d’abord, la présence des colons à Gaza ne diminuait pas le nombre d’attaques et de tirs que ce soit contre eux ou en Israël, ni le développement de tunnels. Le Hamas et d’autres factions palestiniennes islamistes se sont développés à Gaza depuis les années 1980. Se présentant comme opposés à toute négociation avec Israël, ils sont sortis même renforcés du désengagement aux yeux de la population palestinienne lors des élections législatives de janvier 2006. De plus, comme le rappelle l’association d’anciens militaires israéliens Breaking The Silence, « les colonies ne nous protégeaient pas, nous protégions les colonies ». Comme ailleurs en Cisjordanie, singulièrement aujourd’hui à Hébron, la protection des quelques huit mille colons présents dans la bande de Gaza nécessitait entre cinquante et soixante mille soldats, ainsi qu’une infrastructure de surveillance (renseignement, tours d’observations, incursions militaires) au plus près des habitations palestiniennes.


La deuxième idée fausse est que le désengagement aurait permis la constitution d’une entité gazaouie autonome aux mains du Hamas, comme si Gaza était totalement déconnectée du reste de l’espace israélo-palestinien. Pourtant depuis 2005, Gaza demeure un territoire contrôlé de l’extérieur par Israël, avec la complicité de l’Égypte, sous forme d’un blocus maritime et terrestre des passages frontaliers et des marchandises, notamment pour l’aide humanitaire. Un blocus qui s’est durci à partir de 2006 en réaction à la victoire électorale du Hamas. Le Hamas en a certes pris le contrôle en 2007 par la force, mais Israël n’en demeure pas moins au regard du droit international une puissance occupante. La stratégie de renforcement du Hamas dans la bande de Gaza fut également assumée par Benjamin Netanyahou pour mieux affaiblir l’Autorité Palestinienne et empêcher la constitution d’un État palestinien. Aujourd’hui, détruire le Hamas aurait donc pour corollaire, selon cette idée fausse, la reprise en main directe par Israël de la gestion de la bande de Gaza, comme si aucune autre alternative palestinienne ne pouvait exister.

 

Regarder en face la possible recolonisation israélienne de Gaza à l’aune du désengagement de 2005 permet de saisir que l’occupation israélienne des Territoires palestiniens est en train de changer de principe : d’une stratégie de séparation et de cantonisation pour « gérer » les populations palestiniennes indirectement, à une stratégie suprémaciste de nettoyage ethnique. La continuité réside dans la volonté de maintenir le contrôle total de l’espace israélo-palestinien sans perspective de partage.  

 

 

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