Par Antoine Garrault, politiste.
Depuis le 7 octobre, la répression de la résistance populaire palestinienne par Israël s’est intensifiée. Elle accompagne les appropriations de terres et les projets de constructions de nouvelles colonies. Le paradigme du colonialisme de peuplement permet de comprendre la nature de ces politiques sécuritaires, les défis que posent les Palestiniens pour l’occupation israélienne et donc de réfléchir à des perspectives décoloniales.

Une mobilisation contre la ségrégation dans le centre-ville d’Hébron
organisée par des militants palestiniens en 2013.
Avec l’aimable autorisation d’Éloïse Bollack, photojournaliste
La cohérence des politiques menées par Israël dans les territoires palestiniens met en lumière la vraie nature de son régime de colonisation de peuplement. Le fondement du colonialisme de peuplement réside dans la volonté, pour une société coloniale, d’accaparer des terres et de revendiquer une nouvelle souveraineté sur un territoire. La littérature sur le colonialisme de peuplement (settler colonial studies) souligne une « logique d’élimination » inhérente à ce type de régime. Si le nettoyage ethnique des populations autochtones ne définit pas l’objectif premier de cette structure coloniale, sa mise en œuvre - selon divers procédés allant de l’assimilation d’autochtones à la société coloniale jusqu’au génocide - est nécessaire pour contrôler un territoire et établir une nouvelle souveraineté sur celui-ci. Rendre la propriété de la terre légitime et incontestable s’avère en effet essentiel pour la société colonialiste.
À Gaza, cette logique d’élimination est aujourd’hui identifiable par le massacre de plus de trente-cinq mille personnes et par le déplacement forcé d’une grande majorité de la population, auxquels s’ajoutent les projets d’expulsion et d’appropriation des terres présentés par diverses forces politiques israéliennes. En Israël, la mise au pas des Palestiniens d’Israël, associée aux politiques de nettoyage ethnique dans le Néguev/Naqab, où quarante-sept habitations du village de Wadi al-Khalil ont été détruites, souligne aussi cette réalité coloniale. En Cisjordanie, les centaines de civils assassinés et les cinq mille six-cent Palestiniens arrêtés, concomitamment à la saisie de terres par le gouvernement israélien, s’inscrivent dans cette même dynamique.
Pour comprendre certains processus propres à la situation coloniale en Palestine/Israël, nous nous intéressons ici spécifiquement à la Cisjordanie. En effet, ce territoire – « Judée et Samarie » pour le gouvernement israélien – se trouve au cœur du projet colonial d’Israël du fait de son importance dans l’imaginaire national sioniste. Depuis 1967, l’installation d’environ 500 000 colons (hors Jérusalem-Est) sur ces terres a entraîné le nettoyage ethnique continu des communautés palestiniennes. Espace d’interactions entre résistance autochtone et répression coloniale, la Cisjordanie permet de décrypter la nature des politiques sécuritaires israéliennes, les menaces qui pèsent sur le projet colonial et, donc, les perspectives décoloniales en vue d’une réelle résolution du conflit en Palestine/Israël.
Dans cette région, le dispositif sécuritaire israélien combat tout obstacle contraignant le processus d’expansion territoriale. En cela, c’est bien la présence palestinienne, et donc la population dans son ensemble, qui est visée par l’État d’Israël. Cette définition ethnique de la menace conduit à l’élimination progressive des Palestiniens. En résumé, ce dispositif est un ensemble hétérogène comprenant principalement des règles administratives et des lois permettant l’enfermement carcéral, le contrôle des mobilités des Palestiniens, la captation de terres et la construction de colonies ainsi qu’un régime de pratiques oppressives allant du simple contrôle d’identité aux assassinats extra-judiciaires. Il comprend aussi une série de discours - scientifiques, moraux ou juridiques, souvent racistes - permettant de légitimer cet ordre colonial. Ici, la notion de « terrorisme » joue un rôle prépondérant dans la justification des politiques sécuritaires conduisant à l’amalgame général entre existence palestinienne, résistance à la colonisation et terrorisme.
L’analyse de la répression de la résistance populaire (RP) palestinienne souligne la réalité de cette « menace sécuritaire » pour Israël. Cette résistance intègre toute une série d’activités non armées mises en œuvre ces vingt dernières années par des activistes au sein de structures variées - comités villageois, associations locales, ONG, etc. Ces mobilisations prennent la forme de manifestations, de sit-in, de campagnes de plaidoyer et de construction d’habitations ou encore de maintien des activités sur les terres agricoles palestiniennes.
La résistance populaire comme menace sécuritaire
Les zones rurales ainsi que le centre-ville d’Hébron constituent les principaux territoires visés par la colonisation en Cisjordanie. À ce titre, les attaques menées dans la région de Masafer Yatta par des colons israéliens et par l’armée illustrent les violences commises envers les communautés palestiniennes pour les chasser de leurs lieux de vie. Leur présence sur ces terres ainsi que la défense de l’environnement par les pratiques agricoles s’opposent aux objectifs de souveraineté israélienne sur ce territoire. Cette résilience active participe d’une résistance à l’occupation : ici l’expression utilisée par beaucoup de militants palestiniens, « exister c’est résister », prend tout son sens. Avant le 7 octobre, des mobilisations contre l’occupation étaient aussi engagées à travers diverses organisations locales comme Youth of Sumud ou, ailleurs, la Campagne de Solidarité pour la Vallée du Jourdain.
De manière générale, divers sites de lutte anticoloniale ont émergé durant la période 2005-2011 dans les campagnes de Cisjordanie. Prenant le nom de « résistance populaire » (muqāwama shaʻbiyya en arabe), les membres de comités villageois se sont mobilisés contre l’occupation, principalement via des marches hebdomadaires. Dans une dizaine de lieux comme Kafr Qaddum ou Bil’in, les habitants manifestaient contre le dispositif colonial (mur dit « de séparation », routes de contournement des colons, colonies, etc.).
Au début des années 2010, les tentatives de coordination de cette résistance - par des actions de blocage de routes, de contre-occupation de lieux ou de campagnes de plaidoyer - ont connu un certain soutien au sein de la jeunesse palestinienne, sans atteindre le seuil d’un mouvement social. La présence d’activistes israéliens et internationaux engagés contre l’occupation a aussi permis de pérenniser ces activités. Dans la seconde moitié des années 2010, celles-ci ont baissé d’intensité. Délaissant la préparation d’événements protestataires contre l’occupation, certains coordinateurs de comités de la RP se sont tournés vers la protection des communautés les plus menacées par l’accaparement des terres et se sont recentrés vers le soutien à des organisations locales en lutte comme Youth of Sumud à Masafer Yatta, par exemple.
Depuis le début de leurs actions de résistance non armée, ces activistes sont présentés comme terroristes par Israël et beaucoup ont été arrêtés, blessés ou même tués par l’armée. Comme exposé précédemment, le dispositif sécuritaire israélien identifie ces activistes à une menace existentielle car ils s’opposent au projet colonial. Depuis le 7 octobre, ils se trouvent en première ligne des représailles commises par les colons et l’armée israélienne et certains d’entre eux ont été assassinés.
Le contexte actuel fait que les actions pour la protection des terres palestiniennes ou contre la fermeture des villages sont très limitées et sévèrement réprimées. De ce fait la défense des terres par les activistes de la RP ne constitue pas un défi majeur pour le dispositif colonial : les arrestations et violences qu’ils et elles subissent soulignent que la menace sécuritaire se situe à une autre échelle.

Des habitants du village de Nabi Saleh après une manifestation.
Ils font face à la colonie israélienne voisine d’Alamish (2011).
Avec l’aimable autorisation d’Éloïse Bollack, photojournaliste
« Nous n’avons pas réussi à convaincre le monde »
À la suite de la seconde Intifada, l’une des réussites de ces groupes a été d’obtenir une certaine audience à l’étranger. Pour cela, les leaders de la RP ont stratégiquement incorporé des normes libérales répondant aux exigences occidentales en matière de définition d’une « société civile » et de moyens d’action légitimes. S’inspirant de la première Intifada, nombre de ces groupes se sont employés à souligner le caractère non violent de leur lutte, à mettre en lumière la coopération avec des Israéliens et ont souvent appuyé la solution à deux États. De ce fait, certaines organisations étrangères et institutions supranationales ont « certifié » la RP, lui donnant ainsi une forme de légitimité. Par exemple, le film Cinq caméras brisées, qui présente la lutte du village de Bil’in contre la construction du mur dit « de séparation » en Cisjordanie, a obtenu de nombreuses récompenses ainsi qu’une nomination à la cérémonie des Oscars en 2013.
Le militantisme transnational de résistants au sein d’organisations internationales, de festivals européens ou d’universités états-uniennes et, en retour, la présence d’activistes internationaux en Cisjordanie ont représenté une source d’inquiétude pour les gouvernements israéliens successifs. En effet, le traumatisme de la victoire palestinienne dans la guerre de communication au cours de la première Intifada reste au cœur de leurs analyses. Cela est souligné aujourd’hui par l’intensité de la répression de certains protagonistes de la RP que l’on peut présenter à travers trois exemples.
Issa Amro, co-fondateur du Youth Against Settlements à Hébron s’est engagé dans la résistance non violente contre l’activité des colons du courant national-religieux du centre-ville d’Hébron. Parfois présenté comme « le Gandhi palestinien » par les médias étrangers, il a plaidé la cause palestinienne au sein d’arènes onusiennes. Le 7 octobre 2023, il a été violemment attaqué par des soldats israéliens, puis arrêté et torturé durant plus de dix heures. Munther Amira est resté plus de deux mois en prison entre décembre 2023 et février 2024, où il a subi divers actes de torture et d’humiliation. Leader et président du Comité de Coordination de la Résistance Populaire - un des groupes les plus actifs durant les années 2010 qui s’est donné comme objectif de coordonner l’ensemble des comités de résistance populaire à l’échelle de la Cisjordanie - il s’est engagé dans la lutte non armée et a été reconnu comme défenseur des droits humains par des ONG comme Amnesty International. Emprisonnée trois semaines au mois de novembre 2023, Ahed Tamimi a raconté les sévices dont elle et ses codétenues ont été victimes. Militante du village de Nabi Saleh, son engagement a fait de cette jeune femme de vingt-deux ans un symbole de la RP en Palestine. Elle jouit d’une certaine aura aux États-Unis et en Europe où elle a effectué plusieurs rencontres, acclamée par un public nombreux. Par exemple, sa venue à la Fête de l’Humanité en 2018 provoqua un rassemblement important de militants présents en région parisienne.
Au mois d’octobre dernier, un ancien coordinateur de la RP nous partageait son désarroi de n’avoir pas pu « convaincre le monde » du bien-fondé de la résistance palestinienne. Les protestations massives au niveau mondial en soutien à la cause palestinienne soulignent peut-être l’erreur d’analyse de ce militant. Parmi d’autres acteurs – la campagne Boycott, Désinvestissements, Sanctions (BDS) notamment – la RP aura fait entendre la légitimité de la lutte palestinienne à travers le monde. La répression des leaders de cette résistance ainsi que la propagande israélienne accrue depuis le 7 octobre soulignent la nécessité, pour Israël, de faire taire des voix engagées contre le projet colonial qui ont réussi à obtenir une reconnaissance internationale.