Par Nathalie Janne d’Othée, chargée de recherche et de plaidoyer sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord au Centre National de Coopération au développement (CNCD-11.11.11), en Belgique.
Le 26 janvier dernier, parallèlement à la décision de la Cour Internationale de Justice sur les mesures provisoires pour empêcher un génocide à Gaza, plusieurs pays occidentaux ont annoncé leur retrait du financement de l’agence onusienne UNRWA. Les renseignements israéliens accusent plusieurs salariés d’être impliqués dans l’attaque du 7 octobre. Ces attaques visent plus globalement à mettre fin à une institution ciblée depuis plusieurs années par l’État d’Israël et ses alliés.
Photo : Roman Deckert
L’UNRWA ou Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, est créé le 8 décembre 1949, au sortir de la Première guerre israélo-arabe, par la résolution 302 (IV) de l’Assemblée générale des Nations unies. Cette agence naît avant le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) qui, créé en 1950, adopte une définition des réfugiés basée sur la Convention de Genève de 1951. Le statut de réfugié UNRWA est particulier parce qu’il est limité à une nationalité, les Palestiniens, mais aussi à une région d’accueil, le Moyen-Orient.
Les réfugiés palestiniens sont compris par l’UNRWA comme les « personnes dont le lieu de résidence habituel était la Palestine pendant la période allant du 1er juin 1946 au 15 mai 1948, et qui ont perdu à la fois leur domicile et leurs moyens de subsistance à la suite de la guerre de 1948 ». Sur les 1,2 millions de Palestiniens qui vivaient sur le territoire de Palestine délimité par le mandat britannique, compris entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain, entre 750 000 et 900 000 sont chassés de leur terre, contraints à l’exil forcé, dans le cadre de la guerre et de la création d’Israël. Un épisode que les Palestiniens commémorent sous le terme de Nakba, soit « catastrophe » en arabe.
Le statut de réfugié de l’UNRWA est aussi lié au droit au retour, reconnu par la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations Unies, votée le 11 décembre 1948. Celle-ci affirme en effet dans son article 11 « qu'il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers (…) ». Pour les réfugiés palestiniens, le statut UNRWA représente non seulement une assistance et l’accès à des services de base (éducation, santé), mais aussi, et surtout, la preuve de leur droit au retour, qu’ils n’ont pas encore pu exercer faute d’accord des gouvernements israéliens successifs. L’UNRWA a donc été créée pour gérer la situation des réfugiés qui s’est installée dans le long terme, sans pour autant avoir la vocation d’y trouver une solution politique. Son mandat est renouvelé tous les trois ans par l’Assemblée générale des Nations unies. Le dernier renouvellement a prolongé son mandat jusqu’au 30 juin 2026.
Le financement comme talon d’Achille
Les réfugiés palestiniens dépendants de l’UNRWA sont aujourd’hui 5,9 millions, soit approximativement 45 % du peuple palestinien, établis dans 58 camps de réfugiés répartis dans les Territoires palestiniens occupés (bande de Gaza, Cisjordanie et Jérusalem-Est), mais aussi au Liban, en Syrie et en Jordanie. Elle y gère 706 écoles et 140 centres de santé primaire. Elle y emploie 30 000 personnes, dont 13 000 à Gaza. L’UNRWA occupe un rôle central pour les réfugiés palestiniens, et plus particulièrement dans la bande de Gaza puisque 80 % de la population sont des réfugiés ou descendants de réfugiés de 1948, et donc rattachés à l’UNRWA. Vu la crise humanitaire en cours dans ce territoire depuis l’imposition du blocus par Israël en 2007, aujourd’hui exacerbée par la guerre et le siège mené par Israël, l’UNRWA y joue plus que jamais un rôle vital.
L’agence onusienne représente donc une immense machine, qui a par conséquent de grands besoins financiers. Ces besoins ne font que croître vu l’augmentation naturelle du nombre de bénéficiaires et vu la détérioration de la situation en Syrie, au Liban et surtout dans la bande de Gaza. 90% du budget de l’UNRWA est financé sur base volontaire par des États et des institutions multilatérales comme l’Union européenne. Ces contributions peuvent être affectées à trois enveloppes différentes : le budget général, qui couvre les missions de base de l’agence et donc les salaires des employés locaux palestiniens, les « projets », et les « urgences », comme le tremblement de terre en Syrie ou la catastrophe humanitaire en cours à Gaza. Les 10% restants du budget de l’agence sont couverts par des partenariats avec des fondations caritatives, d’autres agences de l’ONU ou les comités nationaux de soutien (aux États-Unis et en Espagne). Les salaires du staff international (120 postes) sont pris en charge par le Secrétariat général des Nations Unies.
Or, le caractère volontaire du financement de l’UNRWA la rend dépendante et donc vulnérable. Ces dernières années, l’agence est en campagne permanente pour combler son manque de financement. Parmi les plus gros contributeurs de l’UNRWA se trouvent les États-Unis, l’Union européenne et certains de ses États membres comme l’Allemagne, la Suède ou les Pays-Bas. Pour les pays occidentaux, l’agence a un rôle stabilisateur dans les pays d’accueil des réfugiés palestiniens, et permet d’éviter une émigration massive de ces réfugiés vers l’Europe. Depuis la création de l’agence, les pays arabes adoptent quant à eux une position de principe qui est de ne pas financer le budget général de l’agence. Ils estiment en effet qu’ayant voté contre le plan de partage de la Palestine en 1947, ils n’ont pas à en payer les conséquences. Les pays arabes participent néanmoins régulièrement à des projets spécifiques et aux appels d’urgence lancés par l’UNRWA, comme c’est le cas actuellement pour la situation dans la bande de Gaza.
En janvier 2018, l’administration Trump annonce que les États-Unis réduisent à 60 millions de dollars leur contribution annuelle de 125 millions de dollars au budget général de l’UNRWA, provoquant une première crise existentielle pour l’agence. La décision états-unienne ne vient pas de nulle part. Elle fait suite à la reconnaissance par la Maison blanche de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël. Comme le relève alors Lara Friedman, la présidente de la Fondation pour la paix au Moyen-Orient, dans le Huffington Post, en coupant les financements de l’UNRWA, Donald Trump entend donner satisfaction à ses partenaires israéliens en tentant d’écarter une deuxième question de la table des négociations : après celle de Jérusalem, celle des réfugiés palestiniens. Friedman souligne que la stratégie visant à affaiblir et délégitimer l’UNRWA pour se débarrasser de facto de la question des réfugiés palestiniens est menée depuis les années 1990 par des voix réactionnaires en Israël et aux États-Unis. Dès son arrivée à la Maison blanche en 2021, Joe Biden a entrepris de rétablir le financement des États-Unis à l’UNRWA, mais les efforts pour affaiblir l’agence se sont poursuivis.
Une des organisations les plus actives dans les charges contre l’UNRWA est l’ONG suisse UN Watch. Cette dernière se présente comme « une organisation à but non lucratif dont la mission est de veiller à ce que les Nations unies respectent leurs principes fondateurs », mais annonce aussi se concentrer sur « la lutte contre l'antisémitisme et les préjugés anti-israéliens à l'ONU ». Comme le souligne sur le réseau social X l’expert en droit international Johann Soufi, qui a travaillé dans l’équipe juridique de l’UNRWA, « UN Watch est connu pour ses calomnies contre l’Agence de l’ONU. De nombreuses accusations de ce lobby contre l’UNRWA se sont révélées mensongères ou inexactes. Elles doivent donc être prises avec extrêmement de précaution ».
Le « cas de l’UNRWA » tient le haut du pavé dans les quatre dossiers phares suivis par UN Watch. Depuis 2003, l’ONG s’emploie à attaquer l’agence onusienne sous tous les prétextes possibles : du biais « pro-palestinien » du Commissaire général de l’UNRWA à la corruption dans l’institution, en passant par les incitations à la haine dans les livres scolaires utilisés par l’UNRWA. Mais sur la page de garde du dossier, UN Watch affirme : « Le véritable cœur du problème est la mission de l'agence, qui consiste à perpétuer la guerre de 1948 et à faire passer le message aux Palestiniens que leur véritable foyer se trouve en Israël et que l'endroit où ils vivent n'est qu’un camp de réfugiés. De nombreuses autres agences internationales fournissent une aide humanitaire à toutes les autres zones de conflit de la planète. Il est temps de trouver des alternatives à l'UNRWA».
La question des manuels scolaires est souvent utilisée par les détracteurs de l’UNRWA. C’est l’angle d’attaque utilisé par une ONG israélienne, IMPACT-se, se présentant comme spécialisée sur la question du respect des standards de l’UNESCO dans les manuels et les programmes scolaires, mais qui mène une campagne particulièrement acharnée contre les manuels scolaires palestiniens. En 2021, la question de l’incitation à la haine dans les manuels scolaires palestiniens utilisés par l’UNRWA apparait dans l’Union européenne, suite à des rapports publiés par IMPACT-se. Une étude de l’Institut allemand Georg Eckert, financée par l’UE, établit alors qu’aucun exemple précis d'antisémitisme et d'incitation à la haine n’a été trouvé dans les dernières versions de ces manuels. Pourtant, en 2022 le Parlement européen décide de conditionner le financement européen de l’UNRWA à la révision des manuels scolaires, alors que ceux-ci sont élaborés par l’Autorité palestinienne.
Après le 7 octobre, en finir avec l’UNRWA
Dans le contexte post-7 octobre 2023, les efforts israéliens pour délégitimer l’UNRWA ont redoublé. Les attaques se multiplient sur des thèmes connus, comme celui-ci de l’incitation à la haine dans les manuels scolaires, ou attendus, comme les sympathies pro-Hamas de certains parmi les personnels ou les anciens élèves de l’agence (soit 80 % de la population de la bande de Gaza), ou encore au sujet de l’utilisation, par les combattants du Hamas, d’infrastructures de l’UNRWA pour mener des attaques contre Israël.
Lors d’un débat à la Knesset le 4 janvier 2024, une ancienne fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères, Noga Arbell, a présenté une certaine lecture du rôle de l’UNRWA à Gaza : « Notre principal objectif dans la guerre est d'éliminer la menace et non de la neutraliser, et nous savons comment éliminer les terroristes. Il est plus difficile pour nous d'éliminer une idée. L'UNRWA est la source de l’idée. (…) Et il sera impossible de gagner la guerre si nous ne détruisons pas l'UNRWA. Et cette destruction doit commencer immédiatement ».
Fin décembre, la copie d’un rapport classifié qui a fuité dans les médias révèle un plan en trois étapes, élaboré par le ministère israélien des Affaires étrangères pour se débarrasser de l’UNRWA dans la bande de Gaza. Premièrement, décrédibiliser l’agence via un rapport sur des liens supposés entre celle-ci et le Hamas. Deuxièmement, réduire et transférer les activités de l’UNRWA à d’autres organisations humanitaires actives à Gaza. Troisièmement, transférer l’ensemble des compétences de l’UNRWA à l’organe désigné pour gouverner l’enclave palestinienne après la guerre.
C’est dans ce contexte que le 26 janvier 2024 sont divulguées dans les médias des allégations des renseignements israéliens sur l’implication de douze employés de l’UNRWA, sur les 13 000 salariés dans la bande de Gaza, dans les attaques du Hamas du 7 octobre. En réaction à cette annonce, dix-sept pays donateurs décident de suspendre leurs financements, dont plusieurs des plus gros contributeurs comme les États-Unis, l’Allemagne ou les Pays-Bas. Six pays, dont la Belgique et le Luxembourg, décident de maintenir leur aide. Certains pays, comme la France ou la Suisse, ainsi que l’Union européenne annoncent attendre les résultats d’une enquête pour se prononcer, tout en soulignant qu’aucun fonds n’avait encore été approuvé.
Pour l’agence onusienne, la suspension de ces fonds signifie « l’interruption de toutes nos activités en l’espace de quelques semaines », pour reprendre les mots du Commissaire général, Philippe Lazzarini. Les appels se multiplient rapidement pour souligner la catastrophe que représenterait l’arrêt des activités de l’UNRWA à Gaza. Le Secrétaire général de l’ONU demande aux États qui ont suspendu leur financement de « reconsidérer leurs décisions, afin d'assurer la continuité des opérations humanitaires essentielles de l'agence ». Le directeur général de l’OMS demande aux donateurs « de ne pas suspendre leur financement à l'UNRWA en ce moment critique. L'interruption du financement ne fera que nuire à la population de Gaza qui a désespérément besoin de soutien ».
L’UNRWA n’a pas attendu les preuves israéliennes pour immédiatement suspendre les douze employés suspectés. Le 5 février, l’ONU a mis en place un groupe chargé d’évaluer si l’UNRWA « fait tout ce qui est en son pouvoir pour garantir sa neutralité et répondre aux allégations de manquements graves lorsqu'elles sont formulées ». Le groupe est dirigé par l’ancienne ministre des Affaires étrangères françaises, Catherine Colonna.
Quel que soit le résultat de cette évaluation, il semble évident que l’UNRWA joue un rôle indispensable et irremplaçable, que ce soit à Gaza ou ailleurs dans la région. Les voix sont nombreuses à souligner que l’implication de douze employés sur 30 000 ne peut pas constituer une base légitime pour punir tout le personnel de l’agence et plus que cela, les 5,9 millions de personnes qui dépendent de ses services.
« Aucune organisation ne peut remplacer l’UNRWA »
L’accusation à l’encontre des douze employés est sortie dans les médias le même jour où la Cour Internationale de Justice (CIJ) a rendu sa décision sur les mesures provisoires dans l’affaire qui oppose l’Afrique du Sud à Israël. Pour le gouvernement israélien, ce nouveau dossier sur l’UNRWA permet de faire d’une pierre deux coups : essayer de se débarrasser de l’agence dans la bande de Gaza d’une part, détourner l’attention du risque réel de génocide établi par la CIJ de l’autre.
Or parmi les mesures provisoires dictées par la CIJ, cette dernière a demandé à Israël de prendre « des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ». Les États tiers sont tenus de prendre des mesures pour faire respecter ces mesures provisoires. Ce qui fait dire à la Rapporteuse spéciale des Nations Unies pour le territoire palestinien occupé, Francesca Albanese, que les États qui ont décidé de suspendre leur financement à l’UNRWA pourraient violer la Convention de 1948 sur le crime de génocide.
Fait surprenant, les décisions de suspendre les financements à l’UNRWA semblent avoir été prises sans preuves, sur la seule base des allégations israéliennes reprises dans la presse. Aucun des États ayant suspendu son aide ne semble par ailleurs s’être posé la question de la possibilité pour une autre organisation de prendre le relais du travail essentiel mené par l’UNRWA. Or, comme l’a relevé Sigrid Kaag, coordinatrice principale pour les Nations Unies de l'aide humanitaire et de la reconstruction à Gaza, « aucune organisation ne peut remplacer ou se substituer à l'énorme capacité et au tissu de l'UNRWA, ainsi qu'à ses compétences et ses connaissances ».
En guise de conclusion, rappelons que l’UNRWA n’a de raison d’être que du fait de l’absence de solution politique à la question des réfugiés palestiniens. S’atteler à trouver une solution juste et durable à la question palestinienne, incluant les réfugiés palestiniens, est la meilleure et la seule manière de ne plus avoir besoin de l’agence onusienne.