Par Insaf Rezagui, membre du comité de rédaction.
Vingt ans après sa décision dans l’Affaire du Mur (9 juillet 2004), décision rendue à la suite de la construction par Israël d’un mur de séparation qui empiète sur le territoire palestinien dans laquelle la Cour internationale de Justice (CIJ) affirmait qu’Israel entrave le droit du peuple palestinien à l’autodétermination, la juridiction a rendu le 19 juillet dernier un nouvel avis consultatif sur « les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ».
Photo: CIJ
La CIJ est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui a pour fonction de trancher des différends entre États (fonction contentieuse dont les arrêts sont contraignants) et d’éclairer les organes et institutions de l’ONU sur des questions juridiques (fonction consultative dont les avis consultatifs ne sont pas contraignants, mais revêtent une autorité juridique, politique et morale certaine).
Le 30 décembre 2022, l’Assemblée générale de l’ONU demande à la CIJ de rendre un avis consultatif sur le conflit israélo-palestinien. Deux questions lui sont adressées : la première porte sur « les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées » du territoire palestinien et des mesures et lois discriminatoires ; la seconde concerne les effets et les conséquences de ces politiques et pratiques « sur le statut juridique de l’occupation et les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ».
Insaf Rezagui revient sur les principaux enseignements de cette décision dans deux articles. Le premier abordera la position de la Cour à l’égard de l’occupation, de l’annexion et de la colonisation israéliennes et des lois et mesures discriminatoires israéliennes à l’encontre du peuple palestinien. Dans un second article, publié le 9 décembre prochain, seront traités les effets et les conséquences des politiques et pratiques israéliennes dans le territoire palestinien occupé.
1. La compétence de la Cour à répondre à la question et le droit applicable au conflit
Compétence et pouvoir discrétionnaire de la Cour
Comme en juillet 2004, la Cour internationale de Justice commence par confirmer sa compétence à répondre aux questions qui lui sont adressées par l’Assemblée générale des Nations Unies, précisant que « seules des raisons décisives peuvent conduire celle-ci à opposer un refus à une demande d’avis ». Pour Israël, la Cour n’est pas compétente, car il s’agit d’un différend politique opposant la Palestine à Israël uniquement. Or, pour la Cour les questions qui lui sont posées concernent l’ensemble de la société internationale, principalement l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité qui sont saisis de ce sujet depuis des décennies. Israël et ses alliés précisaient qu’une décision de la Cour entraverait les négociations politiques entre Palestiniens et Israéliens. Or, pour la Cour, il ne lui appartient pas non plus de faire des supputations sur les effets politiques de son avis, qui ne la concernent pas. Pour la juridiction internationale, ce qui compte est de savoir si elle dispose « de renseignements suffisants pour être à même de porter un jugement sur toute question de fait contestée et qu’il lui faudrait établir pour se prononcer de manière conforme à son caractère judiciaire ». À ce titre, la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour apprécier « dans chaque cas, la nature et l’étendue des informations nécessaires à l’exercice de cette fonction ». En l’espèce, elle estime disposer de suffisamment d’informations sur le conflit israélo-palestinien pour répondre aux questions de l’Assemblée générale.
Le statut juridique du territoire palestinien
Avant de revenir sur les politiques et les pratiques israéliennes en Palestine, la Cour rappelle que selon le droit international, notamment l’article 42 du Règlement de La Haye de 1907, qui a valeur coutumière, « un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie et l’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer ». En Palestine, le territoire occupé est celui conquis par Israël après la Guerre des Six-Jours en juin 1967, à savoir la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. Depuis le plan unilatéral de désengagement israélien de la bande de Gaza de 2005, Israël affirme ne plus être une puissance occupante dans l’enclave. Toutefois, pour la Cour, il n’est pas nécessaire qu’une puissance étrangère ait maintenu une présence militaire physique pour être considérée comme occupante. Il faut qu’elle soit « en mesure d’imposer son autorité, y compris en manifestant sa présence physique dans un délai raisonnable ». En somme, il s’agit non pas de savoir si les forces armées sont présentes sur le territoire étranger, mais plutôt si « l’autorité de l’État en question est établie et en mesure de s’exercer ». Dans le cas de Gaza, Israël a conservé la faculté d’exercer certaines prérogatives essentielles, dont le contrôle des frontières, l’imposition d’un blocus, la perception des taxes à l’importation et à l’exportation, le contrôle militaire sur la zone tampon, etc. La Cour ajoute « cela est encore plus vrai depuis le 7 octobre 2023 ».
2. Les politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien
La Cour s’intéresse à quatre éléments principaux : l’occupation militaire prolongée ; la colonisation ; l’annexion du territoire palestinien ; l’adoption par Israël de lois et mesures connexes discriminatoires.
L’occupation prolongée
L’occupation israélienne dure depuis 57 ans, après la Guerre des Six-Jours en juin 1967. Depuis, Israël occupe la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est et d’autres territoires arabes. L’occupation militaire est une situation temporaire qui répond à une nécessité militaire. Elle ne peut donc donner lieu à aucun transfert du titre de souveraineté à la puissance occupante. Plusieurs conséquences en découlent, comme l’obligation de respecter les lois en vigueur dans le territoire occupé ou l’impossibilité de modifier le statut des fonctionnaires et des magistrats du territoire occupé. La prolongation de l’occupation ne doit pas donner des droits nouveaux à la puissance occupante et l’occupation ne libère à aucun moment la puissance occupante de ses obligations juridiques internationales.
Politique de colonisation
La Cour rappelle le lien fondamental entre l’occupation militaire d’Israël et sa politique coloniale. La colonisation viole l’alinéa 6 de l’article 49 de la Quatrième Convention de Genève : « La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d'une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle ». Actuellement, environ 800 000 colons sont établis en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, une augmentation de plus de 220% depuis le début des années 2000. Cette politique passe par l’encouragement et par des mesures incitatives à l’installation de personnes et entreprises israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Plusieurs mesures et lois israéliennes en attestent :
Implantation de colonies de peuplement avec la création d’infrastructures civiles spécialement conçues pour les colons. Israël dépense des milliards de dollars pour construire ces infrastructures : routes, réseaux d’eau, systèmes de communication, établissements d’enseignements et de soins de santé, etc. La Cour précise que l’expansion continue des colonies « contribue activement à asseoir l’occupation ».
Confiscation et réquisition de terres palestiniennes : depuis 1967, environ 2 000 kilomètres carrés de terres ont été expropriés en zone C, en Cisjordanie, sous contrôle civil et militaire israélien. La plupart de ces terres a été allouée au profit des colons. Pourtant l’article 46 du Règlement de La Haye stipule que la propriété privée ne peut pas être confisquée.
Exploitation des ressources naturelles palestiniennes : l’article 55 de la Quatrième Convention de Genève stipule que la puissance occupante doit veiller à ce que la population locale dispose d’un accès adéquat aux vivres, dont l’eau. À cela s’ajoute le principe fondamental de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, principe qui découle du droit à l’autodétermination des peuples. Or, Israël exploite les ressources de la zone C (riche en ressources naturelles) au profit de sa propre population et en lésant la population palestinienne, voire « en la privant totalement desdites ressources ». En conséquence, les Palestiniens ont accès à l’eau bien en deçà des niveaux minimums recommandés par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), tant en qualité qu’en quantité. La Cour rappelle qu’Israël transfère illégalement sa population sur le territoire palestinien, dès lors elle ne peut justifier l’accaparement des ressources palestiniennes pour les besoins de sa propre population.
Extension de la législation israélienne : sauf empêchement absolu, la puissance occupante doit respecter le droit local en vigueur avant le début de l’occupation. Toutefois, Israël a étendu l’application de sa législation à la Cisjordanie, en imposant une législation militaire aux Palestiniens de Cisjordanie, à l’exception de ceux de Jérusalem-Est, et sa législation civile aux colons. Pour la Cour, cette extension du droit israélien n’est pas justifiée.
Déplacement forcé de la population palestinienne : la confiscation à grande échelle des terres et des ressources naturelles et la violence quotidienne qu’ils subissent ont poussé de nombreux Palestiniens, privés de leurs moyens de subsistance, au départ. Entre juin 2022 et mai 2023, plus de 1 000 Palestiniens ont été déplacés à la suite de la démolition, de la confiscation ou de la mise sous scellés de leurs biens. Pourtant, selon l’article 49 de la Quatrième Convention de Genève, seuls deux motifs justifient l’évacuation de la population occupée : si la sécurité de ladite population l’exige ou pour d’impérieuses raisons militaires. De plus, ces mesures doivent être temporaires. Or, les mesures israéliennes ne sont pas temporaires et sont contraires à l’interdiction du transfert forcé de la population protégée.
Violence contre les Palestiniens : la politique coloniale entraîne des actes de violence des colons et des forces de sécurité israéliennes, en violation de l’article 27 de la Quatrième Convention de Genève qui exige que les personnes protégées soient traitées avec humanité et protégées contre tout acte de violence et d’intimidation. La Cour constate un accroissement de ces actes de violence par les colons, souvent à proximité des forces de sécurité israéliennes et parfois avec leur complicité. Il est peu probable qu’un Israélien responsable de cette violence soit inculpé, jugé et condamné. Les victimes palestiniennes ont difficilement accès à la justice, créant un « climat général d’impunité ». Les femmes et les filles palestiniennes sont particulièrement exposées à cette violence, avec des actes de harcèlement sexuels, physiques, psychologiques et verbaux.
Aussi, la Cour « réaffirme que les colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, et le régime qui leur est associé ont été établis et sont maintenus en violation du droit international ». Elle « prend note avec une profonde inquiétude des informations indiquant que la politique de colonisation menée par Israël s’est accentuée depuis qu’elle a donné son avis consultatif sur le Mur » en 2004.
Annexion du territoire
L’annexion est « le fait, pour la puissance occupante, d’acquérir par la force le territoire qu’elle occupe, c’est-à-dire de l’intégrer au sien. L’annexion présuppose l’intention de la puissance occupante d’exercer un contrôle permanent sur le territoire occupé ». L’occupation suppose un caractère temporaire, contrairement à l’annexion. Or, pour la CIJ les politiques et pratiques israéliennes traduisent l’intention d’exercer un contrôle permanent sur le territoire palestinien. La Cour liste un ensemble d’actes qui équivalent à une annexion :
À Jérusalem-Est : application du droit interne israélien depuis 1967 pour les Palestiniens qui y résident et qui sont considérés comme des étrangers ; adoption de la loi fondamentale de 1980 faisant de Jérusalem-Est une partie de sa capitale ; loi fondamentale de 2018 dans laquelle est proclamée « Jérusalem entière et unifiée, capitale d’Israël » ; loi de 1950 sur les biens des absents visant à faciliter la confiscation des biens des Palestiniens. Actuellement, 230 000 colons vivent à Jérusalem-Est dans 14 colonies.
En Cisjordanie : interdiction de constructions palestiniennes dans 70% de la zone C et limitation des constructions dans les 30% restants ; accentuation des colonies israéliennes ; renforcement de la présence militaire israélienne ; établissement d’un mur de séparation ; développement d’infrastructures civiles pour les colons ; exploitation des ressources naturelles palestiniennes ; législation militaire israélienne, etc.
Pour la Cour, ces politiques et pratiques « sont destinées à rester en place indéfiniment et à créer sur le terrain des effets irréversibles. En conséquence, la Cour estime qu’elles équivalent à une annexion de vastes parties du territoire palestinien occupé ».
Adoption de lois et mesures discriminatoires
La discrimination renvoie « à la notion de traitement différencié entre les personnes selon qu’elles appartiennent à tel ou tel groupe ». Le groupe visé ici est le peuple palestinien. Pour vérifier s’il y a ou non une discrimination, la Cour doit, dans un premier temps, vérifier s’il existe un traitement différencié, puis, dans un second temps, « rechercher si cette différence de traitement est néanmoins justifiée, c’est-à-dire si elle est raisonnable et objective, et répond à un objectif légitime d’intérêt public ». Parmi les discriminations visées :
Politique relative aux permis de résidence : Les citoyens israéliens et juifs non israéliens peuvent résider sans restriction à Jérusalem-Est, contrairement aux Palestiniens, qui doivent disposer d’un permis de résidence en cours de validité. Ils doivent prouver que Jérusalem-Est est leur lieu de vie principal et y avoir demeuré pendant les sept dernières années. Le ministre israélien de l’Intérieur a un pouvoir discrétionnaire pour révoquer un permis de résidence, notamment pour « manquement à l’obligation de loyauté » due à Israël. Depuis 1967, plus de 14 500 Palestiniens de Jérusalem-Est ont été déchus de leur statut de résident.
La situation des Palestiniens du reste de la Cisjordanie : interdiction de résider à Jérusalem-Est avec un effet préjudiciable sur le regroupement des familles dont un membre réside à Jérusalem-Est ; restrictions à la liberté de circulation avec des routes réservées aux colons, la présence de 565 obstacles à la circulation, dont 49 postes de contrôle militaires gardés en permanence et plus de 300 barrages routiers ; le Mur ; les restrictions sévères à la circulation entre la Cisjordanie et la bande de Gaza ; les difficultés d’accès aux lieux de culte à Jérusalem-Est ; la destruction par les forces de sécurité israéliennes des routes et infrastructures utilisées par des Palestiniens ; la démolition punitive de biens (Israël détruit systématiquement les biens liés aux auteurs palestiniens d’infractions considérées comme terroristes, ce qui n’est pas le cas pour les Israéliens qui commettent ce type d’infractions. Ces démolitions punitives violent le principe de la responsabilité pénale individuelle) et la démolition pour défaut de permis de construire (en zone C, en 2023, 90% des demandes de permis de Palestiniens ont été rejetés, contre 60 à 70% pour les Israéliens. La procédure est longue, compliquée et onéreuse, donc les Palestiniens n’ont d’autres choix que de construire des structures sans permis). Entre 2019 et 2020, les ordres de démolition de structures palestiniennes ont été cinq fois plus nombreux que ceux visant des structures israéliennes.
La ségrégation raciale et l’apartheid : l’article 3 de Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale stipule : « Les États parties condamnent spécialement la ségrégation raciale et l’apartheid et s’engagent à prévenir, à interdire et à éliminer sur les territoires relevant de leur juridiction toutes les pratiques de cette nature ». Pour la Cour, les politiques et pratiques israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est entraînent une séparation physique (fragmentation de la Cisjordanie, encerclement des communautés palestiniennes, système de permis de résidence, utilisation de réseaux routiers distincts qui ont pour effet « de maintenir les communautés palestiniennes isolées les unes des autres ») et une séparation juridique entre colons et Palestiniens avec l’imposition d’un droit militaire aux Palestiniens et un droit civil aux Israéliens. En conséquence, pour la Cour, Israël viole l’article 3 de ladite Convention.
Aussi, la Cour affirme « qu’un large éventail de lois et de mesures adoptées par Israël en sa qualité de puissance occupante réservent aux Palestiniens un traitement différencié (…). Cette différence de traitement ne peut être justifiée sur le fondement de critères objectifs et raisonnables, ni d’un objectif légitime d’intérêt public ». La CIJ « est d’avis que le régime de restrictions générales qu’Israël impose aux Palestiniens dans le Territoire palestinien occupé est constitutif de discrimination systémique fondée, notamment sur la race, la religion ou l’origine ethnique ».
Dans le prochain article, Insaf Rezagui reviendra sur les effets de ces politiques et pratiques israéliennes qui violent le droit international.