Israël-Palestine : le défi de la justice internationale (2/3). Gaza : une rupture diplomatique française
- Nour Ouardani
- 30 mars
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Par Nour Ouardani, juriste spécialisée en droits humains et en justice pénale internationale
Le 21 novembre 2024, la Cour pénale internationale a émis des mandats d'arrêt contre deux hauts responsables israéliens, le Premier ministre Benyamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, ainsi que trois dirigeants du Hamas (tous tués en 2024 par Israël). La réaction de la France à l'émission de ces mandats d'arrêt, concédant une immunité juridictionnelle à Benyamin Netanyahou, a suscité une vive polémique. Dans cette série, Nour Ouardani revient sur le rôle de la France dans les procédures juridiques en cours à l'encontre d'Israël et de ses dirigeants. Après un premier article portant sur l'obligation de respecter l'application de ces mandats, cet article explore l’évolution de la position de la France face aux mandats d'arrêt, ainsi que son historique diplomatique envers la question palestinienne.

Le 4 février 2025, le Président états-unien, Donald Trump, a annoncé son intention d'expulser les Palestiniens de la bande de Gaza pour en prendre le contrôle et en faire « la Riviera du Moyen-Orient ». Cette déclaration a été faite dans le Bureau ovale en présence de Benjamin Netanyahou, Premier ministre israélien, visé par un mandat d’arrêt.
Dans la même semaine, Donald Trump a imposé des sanctions à l’encontre de la Cour pénale internationale (CPI) par décret exécutif, accusant cette dernière d’avoir « engagé des actions illégales et sans fondement contre l’Amérique et [son] proche allié, Israël ». Les responsables, employés et agents de la Cour, qu’ils soient de nationalité états-unienne ou non, ainsi que les membres de leur famille proche, se voient interdire l’entrée sur le territoire américain et leurs avoirs et biens sont gelés. Ce décret exécutif est peu surprenant, les États-Unis, sous la présidence de Donald Trump, ayant déjà pris pour cible la CPI par le passé. En 2020, lorsque Fatou Bensouda, ancienne Procureure, avait lancé des investigations sur la situation en Afghanistan, des sanctions similaires avaient été prononcées à son encontre.
Plusieurs interrogations surgissent immédiatement : comment a-t-on permis une telle escalade ? Que font les États parties au Statut de Rome, ceux qui proclament la primauté de la justice et du droit, ces valeurs qu’ils estiment universelles ? Parmi eux figure la France, qui a choisi d'aller à l'encontre de la décision de la CPI en affirmant que Benjamin Netanyahou bénéficie de l'immunité juridictionnelle, en se référant à la coutume internationale.
Dans l’article précédent, nous avons expliqué la nature de ce débat, rappelant que devant la CPI, l’immunité est peu pertinente en raison même de la mission fondamentale de la Cour à savoir la lutte contre l’impunité. Dans un monde où le droit et l’histoire semblent perdre de leur poids, où un président états-unien en exercice peut proposer le déplacement forcé de deux millions de personnes et décider de l’occupation d’un territoire, ce deuxième article propose de revenir sur la position de la France concernant l’immunité des chefs d’État en la replaçant dans son histoire diplomatique vis-à-vis de la question palestinienne.
Dans ce contexte, l’attitude française prend une dimension particulièrement intrigante. Benjamin Netanyahou bénéficierait de l'immunité juridictionnelle en vertu de la coutume internationale, une position que la France ne se contente pas d’accepter en silence, mais qu’elle affirme en s’opposant aux initiatives de la CPI. Loin d’être une simple abstention, cette posture cultive une forme d’impunité et encourage les dérives décomplexées de Netanyahou et de Trump. L’incohérence est frappante. Si la France affiche un soutien résolu aux mandats d’arrêt internationaux, son degré d’engagement semble fluctuer en fonction de l’identité du dirigeant visé. Les cas de Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad en offrent une illustration édifiante.
Le soutien français au mandat d’arrêt contre Poutine
Le 17 mars 2022, la CPI a émis deux mandats d’arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, Commissaire aux droits de l’enfant auprès du Cabinet du Président de la Fédération de Russie, pour crime de guerre lié à la déportation illégale et au transfert forcé de population depuis certaines zones occupées d’Ukraine vers la Russie. Le même jour, la France, via son ministère des Affaires étrangères, a déclaré que « fidèle à son engagement de longue date pour lutter contre l’impunité, la France continuera d’apporter son appui à l’indispensable travail de la justice internationale pour assurer que les responsables de tous les crimes commis en Ukraine rendent des comptes ».
Plus récemment, lorsque la Mongolie, État partie au Statut de Rome, a reçu Vladimir Poutine sans respecter son obligation de l’arrêter, la France a immédiatement réagi. Elle a rappelé, dans un point de presse du 2 septembre 2024, que tout État partie au Statut a l’obligation de coopérer avec la CPI et d'exécuter ses mandats d'arrêt, conformément aux dispositions pertinentes du traité.
Ces déclarations sont donc sans équivoque : la France soutient pleinement les mandats d'arrêt de la CPI délivrés à l’encontre de Poutine. L’État français n’a jamais évoqué, même implicitement, l’immunité juridictionnelle du Président russe en sa qualité de chef d'État en exercice.
L’émission d’un mandat d’arrêt contre Bachar Al-Assad
Suivant a priori la même logique, la France n’a pas seulement soutenu le mandat d’arrêt émis contre Poutine, mais ses institutions judiciaires propres se sont également saisies du cas syrien. À ce titre, le 14 novembre 2023, les juges d’instruction français ont délivré un mandat d’arrêt à l’encontre de Bachar Al-Assad pour complicité de crimes contre l’humanité, liés aux attaques chimiques perpétrées en 2013 dans la Ghouta orientale. À cette époque, Assad était encore Président en exercice.

En effet, la France peut engager une telle procédure en vertu de la compétence universelle, prévue par les articles 689-11 et suivants du code de procédure pénale. Il est possible de poursuivre des étrangers pour des crimes commis à l’étranger, même si les victimes ne sont pas françaises. Cette compétence est toutefois limitée aux crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide.
Malgré les obstacles juridiques qui prévalaient dans le dossier syrien, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, saisie par une requête en nullité du Parquet national anti-terroriste (PNAT), compétent en matière de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, invoquant cette immunité, a rendu sa décision le 26 juin 2024. Elle a affirmé que les crimes internationaux ne pouvaient être considérés comme faisant partie des fonctions officielles d’un chef d’État. La juridiction a également rappelé que l'interdiction des armes chimiques constitue une règle impérative du droit international coutumier. Cette décision valide donc un attachement à la prééminence du droit international sur les immunités étatiques et réaffirme l’intolérance aux crimes le plus graves.
La France a également soutenu le mandat d’arrêt délivré contre Omar Al-Bashir, ancien Président du Soudan, poursuivi pour génocide et crimes contre l’humanité. Elle s'est aussi rangée derrière les décisions du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie visant Slobodan Milošević, ancien Président de la République fédérale de Yougoslavie.
En somme, la France présente une activité judiciaire très animée en matière de justice pénale internationale. Troisième pays contributeur au budget de la CPI (s’élevant à 14.828.754 € pour l’année 2024) elle a signé des accords de coopération, notamment sur l’exécution des peines prononcées par la Cour, a intégré le principe de compétence universelle dans son droit interne, et a adapté sa législation au Statut de Rome. Coopérant étroitement avec la Haye, la France se positionne donc comme un acteur de premier plan dans le droit pénal international.
Une politique française à double standard ?
Ce contraste interpelle. Comment expliquer qu'un pays se montre intransigeant face à certains dirigeants tout en affichant une réserve troublante envers d'autres ? Cette apparente contradiction ne semble pas découler d'un attachement à des principes juridiques coutumiers, mais plutôt à des considérations politiques liées à l'identité du destinataire du mandat d'arrêt.
Le soutien à Israël primerait-il aujourd'hui sur la lutte contre l’impunité et l'engagement historique de la France pour la justice internationale ? Quid des droits des Palestiniens, dont certains relèvent des droits fondamentaux et erga omnes, engageant ainsi l’ensemble des États, y compris la France ? De leur droit à la justice, à disposer de leur terre, et du principe essentiel du droit international qu’est le droit des peuples colonisés à disposer d’eux-mêmes ?
Cela nous amène à interroger la position française à l’égard de la cause palestinienne. A-t-elle toujours eu si peu de considérations pour les droits du peuple palestinien ? Certains responsables politiques semblent délibérément oublier – ou feignent d'ignorer – l’histoire diplomatique de la France vis-à-vis de la Palestine, qui a été capable de se positionner contre l’occupation israélienne. À cette époque, les termes « occupation » et « colonisation » étaient assumés par les dirigeants politiques français, des termes désormais jugés embarrassants, voire tabous, dans les discours diplomatiques. Il est donc essentiel de tracer cette histoire diplomatique. Non par nostalgie, mais par fidélité aux faits.
De Gaulle : une opposition affirmée à l'expansion israélienne
Les deux mandats présidentiels du général de Gaulle ont été marqués par des événements militaires majeurs, face auxquels il s’est positionné en faveur de la Palestine. Pendant la guerre de 1967, de Gaulle s'est fermement opposé aux conquêtes territoriales israéliennes des territoires palestiniens et arabes. Ses critiques ont été réitérées en 1968 après une opération israélienne visant l’aéroport de Beyrouth en représailles au détournement d'un avion de la compagnie israélienne El Al par deux Palestiniens.
« Maintenant [Israël] organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme… » - Le général De Gaulle, conférence de presse le 27 novembre 1967
Si de Gaulle condamne sans ambiguïté l’expansion territoriale israélienne, il ne remet toutefois pas en question l’existence de l’État d’Israël, dont il a soutenu la consécration par l’ONU. Il est d’ailleurs essentiel de rappeler qu’avant 1967, la coopération militaire entre la France et Israël était particulièrement étroite : la France a joué un rôle clé dans le développement des capacités militaires israéliennes, notamment nucléaires.
Ce n’est qu’en 1969 que de Gaulle rompt définitivement avec cette politique en ordonnant un embargo militaire contre Israël, mettant fin à douze années de coopération militaire entre les deux pays. Il importe quand même de noter que les décisions de de Gaulle ont souvent été influencées par les relations franco-libanaises, le Liban tenant une place centrale dans la diplomatie française dans la région.
Michel Jobert sous Pompidou : une critique assumée de la politique israélienne
Sous la présidence de Pompidou, Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, tenait des propos tout aussi fermes. Il condamnait ouvertement la politique israélienne, plaçant le droit à la terre au cœur de ses discours. Le 8 octobre 1973, lors d'une interview sur la première chaîne de la télévision française, dans le contexte du déclenchement de la guerre de 1973, il a déclaré : « Est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression imprévue ? ».
Ces déclarations fortes et sans ambiguïté témoignent d'une époque où la France n'hésitait pas à défendre le droit international face à l'expansionnisme israélien.
Giscard d'Estaing : un soutien diplomatique affirmé à la Palestine
Sous Valéry Giscard d'Estaing (VGE), la politique française a atteint son apogée en matière de soutien à la cause palestinienne. En octobre 1974, le ministre des Affaires étrangères Jean Sauvagnargues a rencontré officiellement Yasser Arafat, leader de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), à Beyrouth. Cette rencontre symbolique marque une première historique.
Quelques semaines plus tard, le 22 novembre 1974, la France a voté en faveur de la reconnaissance de l'OLP en tant que membre observateur à l'ONU, réaffirmant ainsi les droits fondamentaux du peuple palestinien.
En 1978, VGE a ouvertement critiqué les accords de Camp David, dénonçant l’absence de prise en compte du peuple palestinien, ce qui ne conduirait qu’à une paix temporaire selon lui. Durant les dernières années de son mandat, le soutien aux Palestiniens s’est renforcé. En 1980, lors de deux déclarations, à Amman en mars et avec la Déclaration de Venise en juin, la France rappelle le droit à l'autodétermination et le droit du peuple palestinien à disposer d’une patrie.
« Le problème palestinien, qui n'est pas un simple problème de réfugiés, doit enfin trouver une juste solution. Le peuple palestinien, qui a conscience d'exister en tant que tel, doit être mis en mesure, par un processus approprié défini dans-le-cadre du règlement global de paix, d'exercer pleinement son droit à l'autodétermination. » (Déclaration de Venise, 13 juin 1980)
Avec Giscard, la politique française dépasse les relations limitées au cadre libanais, s'inscrivant dans une approche globale du conflit israélo-palestinien.
Mitterrand : un pas vers la reconnaissance palestinienne
Allié fidèle à l’État israélien, François Mitterrand a pu occasionnellement exprimer un soutien aux droits des Palestiniens. Lors de son discours historique devant la Knesset en 1982, il affirme la nécessité de la création d'un « État palestinien », une déclaration qui a suscité des réactions de mécontentement tant en Israël qu’en France.
La même année, la France a participé à la force multinationale d’interposition au Liban, chargée d’évacuer les combattants de l'OLP de Beyrouth assiégé par l'armée israélienne. Bien que Mitterrand ait reconnu que la nécessité de la prise en compte des droits des Palestiniens pour converger à une solution pacifique, il n’a jamais remis en cause son soutien indéfectible à Israël.
Chirac : une approche prudente parsemée de gestes symboliques
Le bilan de Jacques Chirac est plus mitigé. Sa politique étrangère montre une absence de prises de position claires sur la question palestinienne, souvent éclipsée par ses relations privilégiées avec le Liban. L'alignement sur la politique états-unienne reste constant.
Certaines actions ponctuelles témoignent toutefois d'une relative prise en compte de la question palestinienne. En juin 2004, Michel Barnier, alors ministre des Affaires étrangères, rend visite à Yasser Arafat.
Chirac est également resté dans les mémoires pour son accrochage avec les forces de sécurité israéliennes à Jérusalem en 2006, lorsqu'il dénonça le traitement réservé à sa délégation, démontrant une rare démonstration de fermeté envers Israël.
Sarkozy : une politique d’éloignement
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la position française sur la question israélo-palestinienne a commencé à devenir plus ambiguë, selon de nombreux observateurs. Un moment marquant reste sa visite à Tel-Aviv en janvier 2009, peu de temps après la guerre menée à Gaza (décembre 2008-janvier 2009). À cette occasion, il affirme son soutien à son droit à la sécurité, sans faire la moindre mention du blocus imposé à Gaza ni des souffrances des civils palestiniens. Ce silence a été largement critiqué et traduit un tournant de la diplomatie française, avec une politique plus déséquilibrée.
Ce délaissement peut s’expliquer par plusieurs facteurs : la montée du terrorisme à l’échelle mondiale mais également sur le sol français, l’affaiblissement de l’OLP, l'essor de l'extrême droite, ainsi que l'orientation stratégique de la politique française au Moyen-Orient, davantage tournée vers les pays du Golfe en raison de considérations économiques. À cela s’ajoute le désintérêt croissant des pays arabes pour la cause palestinienne.
Quoi qu'il en soit, une chose est certaine : la position de la France est aujourd’hui moins assertive, marquée par des prises de position souvent contradictoires voire opposées aux règles du droit international. La France a certes exprimé son opposition aux sanctions visant la CPI et rappelé les droits des civils palestiniens lors du dernier conflit. Toutefois, ce discours qui s’inscrit dans une posture de « en même temps », semble davantage fragiliser ses engagements en faveur du droit international que permettre une position claire.
Ce flou diplomatique ne se limite pas au seul dossier israélo-palestinien. En affaiblissant son rôle historique de défenseur du droit international, la France risque de voir sa crédibilité s’éroder durablement sur la scène mondiale, notamment lorsqu’elle tentera de faire valoir ces mêmes principes dans d’autres conflits armés.