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Israël-Palestine : le défi de la justice internationale (1/3)

Nour Ouardani

Par Nour Ouardani, juriste spécialisée en droits humains et justice pénale internationale


Le 21 novembre 2024, la Cour pénale internationale a émis des mandats d'arrêt contre plusieurs hauts responsables israéliens et du Hamas. La réaction de la France a suscité une vive polémique, soulevant la question de l’immunité des dirigeants en droit international. Dans cet article, nous explorons les divergences entre les positions de la Cour internationale de Justice (CIJ) et de la Cour pénale internationale (CPI), et l’impact de ces distinctions sur l’application des mandats d'arrêt.


Emmanuel Macron et Benyamin Netanyahou à Jérusalem, en 2020.
Emmanuel Macron et Benyamin Netanyahou à Jérusalem, en 2020.

Le 21 novembre 2024, la Chambre préliminaire I de la Cour pénale internationale (CPI) a rendu publics des mandats d’arrêt visant Benjamin Netanyahou, Premier ministre israélien, Yoav Gallant, son ancien ministre de la Défense et Mohammed Deif, chef de la branche armée du Hamas. Ces mandats, tenus secrets, ont suscité des réactions internationales à géométrie variable. Mais ce qui a particulièrement déclenché une onde de choc, c’est le communiqué du ministère des Affaires étrangères français, affirmant que Benjamin Netanyahou bénéficierait d’une immunité en tant que chef d’État.


Cette prise de position, perçue comme une récalcitrance à appliquer les obligations découlant du Statut de Rome, notamment l’arrestation et la remise à la Cour de tout fugitif présent sur le territoire d’un État partie, a suscité une vive controverse. Pour bien comprendre cet enjeu, il est essentiel d’explorer la question des immunités des hauts dirigeants en droit international, où une opposition majeure existe entre le droit international public général et le droit international pénal.


Droit international public : un bouclier pour les dirigeants en exercice ?


Le principe d’immunité juridictionnelle, dont les racines remontent au Moyen Âge et au XVIe siècle, signifie qu’un représentant d’un État – comme un chef d’État ou de gouvernement – ne peut être poursuivi par la justice d’un autre État tant qu’il est en fonction. Concrètement, cela implique qu’un haut responsable en exercice ne peut être ni arrêté ni jugé par une juridiction étrangère.


Les hauts responsables bénéficiant de l’immunité incluent le chef d’État et le chef de gouvernement. Pour d’autres responsables, certains critères doivent être remplis : leurs actes doivent engager l’État qu’ils représentent, ils doivent agir au nom de l’État ou être en mesure de communiquer directement avec d’autres représentants d’États. Par conséquent, des fonctions telles que celles de ministre des Affaires étrangères ou de ministre de la Défense peuvent également être considérées comme relevant des hauts responsables.


Cette entorse à l’application habituelle du droit repose sur le principe d’égalité souveraine des États, selon lequel tous les États sont égaux et doivent se respecter mutuellement. Pour garantir l’efficacité des missions diplomatiques et leur bon déroulement, les représentants des États bénéficient de privilèges et d’immunités. L’idée est simple : permettre à ces responsables, qui d’une part voyagent fréquemment, et d’autre part, incarnent leur État, d’exercer leurs fonctions sans entrave ni pression extérieure.


La Cour internationale de Justice (CIJ) a confirmé le caractère coutumier du principe d’immunité juridictionnelle dans l’Affaire Yerodia en 2002, l’étendant aux ministres des Affaires étrangères. Dans cette affaire opposant la République démocratique du Congo (RDC) à la Belgique, la RDC avait saisi la CIJ pour contester un mandat d’arrêt belge visant son ministre des Affaires étrangères, Abdoulaye Yerodia Ndombasi, accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, notamment s’agissant de ses discours appelant à l'extermination des populations congolaises, en particulier les Tutsis en 1998.


La CIJ a donné raison à la RDC, jugeant que le ministre bénéficiait d’une immunité de juridiction et d’une inviolabilité totales à l’étranger. Toujours dans l’idée de garantir l’accomplissement de ses activités sans entraves, les actes reprochés peuvent être accomplis à titre officiel ou à titre privé. Aux yeux de la Cour, la nature des crimes importait peu : les immunités sont attachées à la fonction de la personne, indépendamment des faits qui lui sont reprochés.


La subtilité de cet arrêt réside dans sa considération de l’immunité comme une obligation procédurale et non pas de fond. En d’autres termes, on peut toujours rechercher la responsabilité pénale, mais on ne peut pas diligenter des procédures pour l’exercer, tant que le représentant de l’État est en exercice. Un peu alambiquée, cette conclusion tente de réconcilier la coutume juridique internationale et la lutte contre l’impunité.


Dès lors, tandis que la CIJ fixe des règles de droit international général, celles-ci peuvent être modifiées ou nuancées lorsqu'elles s'appliquent dans le cadre d'un traité multilatéral comme le Statut de Rome (Statut).


À ce stade, une question essentielle se pose : si la Cour internationale de Justice reconnaît une immunité absolue aux hauts dirigeants, pourquoi alors la Cour pénale internationale a-t-elle émis des mandats d’arrêt contre Benjamin Netanyahou, Yoav Gallant, Vladimir Poutine, Omar Al-Bashir et d’autres figures similaires ? Plus encore, les États parties au Statut de Rome sont-ils tenus d’arrêter et de remettre ces dirigeants à la CPI lorsqu’ils se trouvent sur leur territoire ?


L’impertinence de l’immunité en droit international pénal


Le droit international pénal adopte une perspective radicalement différente sur la question des immunités. Et fort heureusement. La justice pénale internationale s’est construite sur le principe que la qualité officielle des accusés est sans pertinence, parce que « les crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis ». Cette approche trouve ses racines dans le Tribunal militaire international de Nuremberg, créé après la Seconde Guerre mondiale pour juger les crimes des dirigeants nazis. Les principes de Nuremberg, notamment le Principe III, énoncent clairement : « Le fait qu’une personne ayant commis un crime de droit international ait agi en qualité de chef d’État ou de gouvernement ne l’exonère pas de sa responsabilité. »


Le Statut de Rome, dans son article 27, consacre également ce principe. Il prévoit que « Les immunités ou règles de procédure spéciales attachées à la qualité officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'empêchent pas la Cour d'exercer sa compétence à l'égard de cette personne ». En d’autres termes, les fonctions occupées ne peuvent servir de bouclier pour échapper à la justice internationale.


Cela s’explique par la nature des crimes en question : des crimes souvent planifiés et exécutés par des chefs d’État, des gouvernements ou des ministres exerçant des fonctions régaliennes. Accorder l’immunité à ces acteurs reviendrait à vider le dispositif même de sens et à pérenniser l’impunité des responsables les plus puissants au sommet de l’appareil étatique.


Ainsi, peut-on prétendre que le droit international pénal et le droit international public s’opposent frontalement ? En réalité, il n’est pas possible de l’affirmer ; le droit international pénal tient simplement compte de la gravité et de la nature des crimes, sans remettre foncièrement en question l’immunité des chefs d’État pour le reste de leurs activités. Là où l’un privilégie la souveraineté des États, l’autre met l’accent sur la responsabilité pénale individuelle. C’est, en quelque sorte, une question de perspective : les juridictions internationales portent des « lunettes » différentes, l’une voyant la problématique du point de vue des États, l’autre à travers le prisme de l’individu et de sa responsabilité individuelle face aux crimes les plus graves.


Ce que dit réellement la jurisprudence de la CPI 


Toutefois, limiter l’analyse à l’article 27 du Statut de Rome serait simpliste. Le texte comporte une contradiction qui ajoute à la complexité. Bien qu’il écarte la pertinence de la qualité officielle des chefs d’État et hauts représentants, il énonce également dans l’article 98 que « [l]a Cour ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de remise ou d’assistance qui contraindrait l’État requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d’immunité des États (…) ». Cette disposition, souvent perçue comme une concession politique lors des négociations du Statut en 1998, est au cœur de cette controverse. Les contradictions potentielles entre les articles 27 et 98 du Statut de Rome alimentent donc les débats sur son interprétation et son application.


Face à cette ambivalence, la jurisprudence de la CPI a essayé de clarifier sa position : les immunités personnelles des hauts dirigeants ne sont pas opposables devant la Cour. L’affaire Al-Bashir en est un exemple emblématique. Plusieurs États, tels que le Malawi, l’Afrique du Sud ou la Jordanie, ont été « rappelés à l’ordre » pour leur refus de coopérer à l’arrestation de l’ancien Président soudanais, visé par des mandats d’arrêt internationaux. Plus récemment, la Chambre préliminaire II de la CPI a conclu que la Mongolie, État partie, avait gravement manqué à son obligation de coopérer dans l’arrestation de Vladimir Poutine, lorsque ce dernier s’est rendu en septembre 2024 sur le territoire mongol.


L’argument avancé par la CPI est donc limpide: dans la lutte contre l’impunité, l’immunité des hauts représentants ne peut faire obstacle à la justice internationale.


Si certains pensent que le débat reste ouvert, d’autres considèrent que la question est tranchée. Du point de vue du droit international pénal, et au regard de la jurisprudence constante de la CPI, il est clair que les mandats d’arrêt doivent être exécutés, quelle que soit la qualité officielle des individus concernés.


Ainsi, en tant qu’État partie, la France doit respecter les obligations prévues par le Statut de Rome, ce qui implique l’arrestation et le transfert à La Haye des dirigeants israéliens visés par les mandats d’arrêt, s’ils se rendent sur le territoire français.

Dans un prochain article, nous analyserons la position de la France face à ces questions complexes, notamment à la lumière de ses prises de position passées et de ses obligations au regard du Statut de Rome.


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